Sartre sur la mauvaise foi

« Je n’ai même pas à discuter le bienfondé du reproche (…) : Prouver que j’ai raison ce serait accorder que je puis avoir tort ».

Alors que se multiplient les avatars et les rêveries embarquées dans l’électronique —ces possibilités de s’oublier, d’être autre que soi même— se pose la question de l’extension dans nos sociétés des conduites de « mauvaise foi ».

La mauvaise foi consiste, selon Jean-Paul Sartre, à se mentir à soi-même. C’est une façon de ne pas être ce que l’on est, et d’être ce que l’on n’est pas. Une façon malhonnête de s’armer contre les reproches, de jouer sur deux tableaux en passant de l’un à l’autre selon sa convenance, au lieu de s’investir dans un jeu sans d’échappatoire commode. Pour Sartre la mauvaise foi est associée au divorce de deux dimensions de l’être, et au glissement opportuniste de l’une à l’autre. Ces deux dimensions de l’être: l’être de facticité (être de fait, contingent) et l’être transcendant qui cherche l’au-delà de soi même. Voici donc quelques développements de Sartre sur ce thème.

Une illustration de conduite de mauvaise foi, celle de la jeune coquette, en commentaire à cet articleVoir aussi Nietzsche sur la mauvaise foi.



 » Le prototype des formules de mauvaise fois nous sera donné par certaines phrases célèbres (…) par exemple, ce titre d’un ouvrage de Jacques Chardonne: « L’amour, c’est beaucoup plus que l’amour ». On voit comment se fait ici l’unité entre l’amour présent dans sa facticité, « contact de deux épidermes » (…) et l’amour comme transcendance, le « fleuve de feu » mauriacienl’appel de l’infini (…) etc. Ici c’est de la facticité que l’on part, pour se trouver soudain, par delà le présent et la condition de fait de l’homme, par delà le psychologique, en pleine méthaphysique. Au contraire, ce titre d’une pièce de Sarment : « Je suis trop grand pour moi », qui présente aussi les caractères de la mauvaise foi, nous jette d’abord en pleine transcendance pour nous emprisonner soudain dans les étroites limites de notre essence de fait. (…) Bien entendu, ces différentes formules n’ont que l’apparence de la mauvaise foi, elles ont été explicitement conçues sous cette forme paradoxale pour frapper l’esprit (…) elles ont été bâties (…) de façon à rester en désagrégation perpétuelle et pour qu’un glissement perpétuel soit possible du présent naturaliste à la transcendance et inversement ». On voit en effet l’usage que la mauvaise foi peut faire de ces jugements qui visent à établir que je ne suis pas ce que je suis. Si je n’étais que ce que je suis, je pourrais, par exemple, envisager sérieusement ce reproche qu’on me fait, m’interroger avec scrupule et peut-être serais-je contraint d’en reconnaître la vérité. Mais précisément par la transcendance j’échappe à tout ce que je suis. Je n’ai même pas à discuter le bienfondé du reproche, au sens où Suzanne dit à Figaro : « Prouver que j’ai raison ce serait accorder que je puis avoir tort ». Je suis sur un plan où aucun reproche ne peut m’atteindre, puisque ce que je suis vraiment c’est ma transcendance ; je m’enfuis, je m’échappe, je laisse ma guenille aux mains du sermonneur ». Seulement, l’ambiguïté nécessaire à la mauvaise foi vient de ce que l’on affirme ici je suis ma transcendance sur le mode d’être de la chose. Et c’est seulement ainsi, en effet, que je puis me sentir échapper à tous les reproches. » (p91-92)

Source : Jean-Paul Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phéno-ménologique, Tel-Gallimard, 2012. Pages 91-92.

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2 réflexions au sujet de « Sartre sur la mauvaise foi »

  1. Oui, d’accord, mais il faut quand même parler du célèbre exemple donné par Sartre, de l’ambiguïté et l’indécision de la jeune coquette du rendez-vous galant. Alors deux petits mots sur cette coquette. Enchantée par le désir qu’elle éveille chez son partenaire, elle ne veut pas le décourager mais, n’étant pas sûre de vouloir lui céder, ne veut pas non plus l’encourager. Elle aime le désir de l’autre, mais craint d’être réduite à son corps, à la chose. Pour ne pas rompre le charme de l’heure, sans pour autant s’engager, elle recule devant la décision qu’elle doit prendre en entretenant une conversation spirituelle, trascendante. Mais en même temps elle a abandonné à l’autre sa main, une main inerte, comme une chose. Car la lui retirer ce serait rompre le charme, et la lui donner vivante, une promesse qu’elle n’est pas sûre de vouloir tenir. Elle se chosifie pour rester dans la transcendance (dans le désir de l’autre), et elle est dans la transcendance (l’échange spirituel) pour n’est pas être chosifiée. Quelle mauvaise foi !

  2. Sur cette question, il me semble que l’essai de Maxime Decout, « En toute mauvaise foi » (Minuit, 2015), apporte des réponses à la fois neuves et éclairantes. Il pose en effet d’abord le problème du rapport de la mauvaise foi à l’inconscient pour montrer comment la littérature apporte de toutes autres réponses à ce questionnement philosophique. La littérature est en effet plus concernée par la mauvaise foi que les autres sciences humaines parce que son discours, faisant exister ce qui n’est pas et ne pas exister ce qui est, repose justement sur une mauvaise foi problématique et souvent cachée. Le pari de l’essai est de penser la mauvaise foi dans la littérature mais aussi la littérature comme mauvaise foi. De renverser, une fois n’est pas coutume, l’ordre des lectures : non pas seulement lire la littérature à l’aide de la théorie sartrienne de la mauvaise foi mais aussi lire la pensée sartrienne de la mauvaise foi à travers la littérature.

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