Losonczy sur rescapés et silence

« Le silence et la pénombre leur restituaient une liberté, les limites de leur espace intérieur dévasté (…) ».

Canon pvc

L’anthropologue Anne-Marie Losonczy évoque ici son travail auprès des réfugiés bosniaques d’ex-Yougoslavie, au début de l’année 1994. Dans les dortoirs, la nuit, éclataient la violence et les crises d’angoisse. Les visites de la psychologue n’y faisaient rien. Plus que l’échange verbal ces rescapés semblaient rechercher le partage du silence ou, si l’on veut, l’écoute du silence. Une discrétion que les temps médiatiques qui sont les nôtres ne peuvent pas connaître.

Voir aussi Hatzfeld et le souvenir des rescapés, Appelfeld sur vie et mort.

Une contribution de Sol.


« Ma chambre se trouvait dans un petit bâtiment préfabriqué destiné aux hôtes, à l’écart des dortoirs, et j’y étais seule. Tous les soirs à 22h (à l’heure du couvre-feu), je mettais une bougie allumée à ma fenêtre, en ouvrant la porte du bâtiment. Je disposais des paquets de cigarettes ouverts sur la table et je m’installais dans la pénombre, une cigarette à la main. La pièce se remplissait lentement de silhouettes, de bruits de chaises bougées, de soupirs, de quintes de toux, de fumée, puis se faisait le silence entre la flamme mouvante de la bougie et les volutes de fumée, entre hommes, femmes et vieux, jusque vers 3 heures du matin où le dernier réfugié quittait la pièce.

« Pendant les treize nuits qui ont précédé mon départ, pas un mot ne fut échangé ni entre les réfugiés bosniaques eux-mêmes, ni avec moi. Pendant la journée, de plus en plus de personnes me saluaient par un geste, m’offraient sans un mot une douceur confectionnée ou une poignée de main. Je suivais les réfugiés (…) dans leurs déambulations et conversations diurnes puis reprenais chaque soir la veillée silencieuse. Cette dernière était-elle du « terrain » ? Je pense que ces réfugiés cherchaient à retrouver ou à sauver quelque chose d’eux-mêmes en traversant ainsi leur deuil, leur peur, leur désarroi et l’empreinte de la violence en eux. Le silence et la pénombre leur restituaient une liberté, les limites de leur espace intérieur dévasté, tout en les soustrayant à l’implacable dictature du regard et de la parole d’autrui, aux questions et à la monotonie impuissante des réponses. Le partage du silence semblait être le seul moyen possible de retisser un lien ténu mais non contraint avec les semblables. » (p.101)

Source : Anne-Marie Losonczy, « De l’énigme réciproque au co-savoir et au silence » : figures de la relation ethnographique », page 101, in Christian Ghasarian (dir.), De l’ethnographie à l’anthropologie réflexiveArmand Colin, 2002.

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