Camus sur résistance et courage

« Car c’est peu de chose que de savoir courir au feu (…) quand la course vous est plus naturelle que la pensée »

Albert Camus fait paraître en février 1944 « Lettre à un Allemand qui fût mon ami », dans une revue du mouvement de résistance Franc-Tireur. Il y défend une position à la fois morale et politique de la résistance contre le nazisme. De quoi éclairer des notions très brouillées dans les débats parfois insensés que l’on entend en ces temps macabres qui sont les nôtres. De quoi aussi interpeller ceux qui, de bonne foi, se laissent abuser par des idéologies totalitaires et trompeuses. En voici un court extrait. Voir aussi : Bloch sur les fausses nouvelles ; Rosset sur religion et violence ; Zweig sur Montaigne et les guerres de religion ; Ricoeur sur la violence

Je veux vous dire tout de suite quelle sorte de grandeur nous met en marche. Mais c’est vous dire quel est le courage que nous applaudissons et qui n’est pas le votre. Car c’est peu de choses que de savoir courir au feu quand on s’y prépare depuis toujours et quand la course vous est plus naturelle que la pensée. C’est beaucoup au contraire que d’avancer vers la torture et vers la mort, quand on sait de science certaine que la haine et la violence sont des choses vaines par elles-mêmes. C’est beaucoup que se battre en méprisant la guerre, d’accepter de tout perdre en gardant le goût du bonheur, de courir à la destruction avec l’idée d’une civilisation supérieure. C’est en cela que nous faisons plus que vous parce que nous avons à prendre sur nous-mêmes. Vous n’avez rien eu à vaincre dans votre coeur, ni dans votre intelligence. Nous avions deux ennemis et triompher par les armes ne nous suffisait pas, comme vous qui n’aviez rien à dominer. (p.371)

Albert Camus, Lettre à un Allemand qui fût mon ami ; in Oeuvres, Quarto Gallimard, 2013.

Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail

Bloch sur les fausses nouvelles

« On croit aisément ce que l’on a besoin de croire« 

« Une fausse nouvelle naît toujours de représentations collectives qui pré-existent à sa naissance »

L’historien Marc Bloch a consacré un petit ouvrage à la formation et émergence de fausses nouvelles au cours de la première guerre mondiale. Un contexte évidemment très spécial, qui peut toutefois fournir une base à la réflexion sur les dites « fake news » de notre époque. Notons le fait que, selon lui, les fausses nouvelles prennent, pendant la guerre, sur un terreau préparé par l’imaginaire de la population. Notons aussi le rôle des colporteurs de faux récits en un temps où la presse écrite était soumise à la censure, et de ce fait peu crédible. Aujourd’hui nous avons, simultanément avec une presse papier de faible diffusion, cette formidable source de colportage que sont les réseaux sociaux. Une conjonction qui concoure probablement à l’explosion actuelle des « fake news » et des théories du complot.

Voici quelques citations choisies.

Voir aussi : Ozouf sur l’insulte ; Lançon sur Charlie ;Cervantes sobre la maledicencia ;

« L’erreur ne se propage, ne s’amplifie, ne vit enfin qu’à une condition : trouver dans la société où elle se répand un bouillon de culture favorable. En elle, inconsciemment, les hommes expriment leurs préjugés, leurs haines, leurs craintes, toutes leurs émotions fortes. »

page 17

« Une fausse nouvelle naît toujours de représentations collectives qui pré-existent à sa naissance. ; elle n’est fortuite qu’en apparence, ou, plus précisement, tout ce qu’il y a de fortuit en elle c’est l’incident initial, absolument quelconque, qui déclenche le travail des imaginations; mais cette mise en branle n’a lieu que parce que les imaginations sont déjà préparées et fermentent sourdement. »

pages 48-49

« On ne dira jamais assez à quel point l’émotion et la fatigue détruisent le sens critique »

page 49

« Le doute méthodologique est d’ordinaire le signe d’une bonne santé mentale »

page 50

« (…) on voyait le même homme, alternativement, accepter bouché bée les récits les plus fantaisistes ou repousser avec mépris les vérités le plus solidement établies ; le scepticisme n’y était guère qu’une forme de la crédulité »

page 54, note 1

Source : Marc Bloch, Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre, Editions ALLIA, 1999.

Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail

Zweig sur Montaigne et les Guerres de Religion

« … il se détourne comme nous, plein d’horreur, de ce pandémonium de fureur et de haine qui ébranle sa patrie et l’humanité »

On dit parfois que l’histoire ne se répète pas mais qu’elle bégaie. A lire ce que Stefan Zweig raconte de l’époque de Montaigne et des Guerres de Religion on a l’impression d’être de nos jours en plein bégaiement de l’histoire.

Voir aussi Ricoeur sur la violence ; Nietzsche sur jeunesse et explosion; Hobbes dur sécurité; Freud sur liberté, société et culture; freud sur la guerre; Einstein sur la guerre


 » Que malgré sa lucidité infaillible, malgré la pitié qui le bouleversait jusqu’au fond de son âme, il ait dû assister à cette effroyable rechute de l’humanité dans la bestialité, à un de ces accès sporadiques de folie qui saisissent parfois l’humanité, comme celui que nous vivons aujourd’hui, c’est là ce qui fait la tragédie de la vie de Montaigne. (…) Quand il ouvre les yeux sur le monde et quand il s’en sépare, il se détourne comme nous, plein d’horreur, de ce pandémonium de fureur et de haine qui ébranle sa patrie et l’humanité » (p.20)

« En de telles époques où les valeurs les plus hautes de la vie, où notre paix, notre indépendance, notre droit inné, tout ce qui rend notre existence plus pure, plus belle, tout ce qui la justifie, est sacrifié au démon qui habite une douzaine de fanatiques et d’idéologues, tous les problèmes de l’homme qui ne veut pas que son époque l’empêche d’être humain se résument à une seule question : comment rester libre? Comment préserver l’incorruptible clarté de son esprit devant toutes les menaces et les dangers de la frénésie partisane, comment garder intacte l’humanité du coeur au milieu de la bestialité ?Comment échapper aux exigences tyranniques qui veulent m’imposer l’Etat, L’Eglise ou la politique ? Comment protéger cette partie unique de mon moi contre la soumission aux règles et aux mesures dictées du dehors ? Comment sauvegarder mon âme la plus profonde et sa matière qui n’appartient qu’à moi, mon corps, ma santé, mes pensées, mes sentiments, du danger d’être sacrifié à la folie des autres, à des intérêts qui ne sont pas les miens ? » (p.23)

 

 

Source: Stefan Zweig, Montaigne, PUF Quadrige 2016.

Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail

Ozouf sur l’insulte

« …la brutalité de l’insulte s’accompagne d’une méfiance pour le choix attentif des mots… »

Le rétrécissement du langage le rend inapte à exprimer des idées complexes, voire à les penser. Confronté à des situations difficiles ou tendues, l’être mal outillé aura tendance à s’exprimer impulsivement, autrement l’impossible nuance le réduirait au silence. D’ou la prolifération de l’insulte, et de la violence, dans ces jours de déclin de la langue. Nous reproduisons ici les propos sur le rôle de l’insulte que l’historienne Mona Ozouf a tenus dans un entretien récent avec Eric Fottorino.

Voir aussi, Klemperer sur la langue nazie, Ortega y Gasset sur la dégradation de la langue , Bloch sur les fausses nouvelles, Lançon sur Charlie.


E.R. Vous parlez du langage, des connotations sexuelles de l’insulte. Que faut-il y voir?

M.O. « Le sentiment qu’avec l’insulte, on touche le vrai du vrai. Elle sert de révélateur, elle dit de manière abrupte ce qui avait été longtemps caché. Et caché sous l’abus des mots. La confiance mise dans la brutalité de l’insulte s’accompagne d’une méfiance pour le choix attentif des mots -choix lié-, pense-t-on, à la comédie sociale et au mensonge. On retrouve ce trait partout dans le discours des Gilets Jaunes. Celui qui a la maîtrise des mots est immédiatement suspect d’enrubanner la réalité. Il se livre à l’enfumage, c’est la fumée des mots, le brouillard verbal qui dissimule volontairement la réalité crue. »

Revue ZADIG, N°1 2019. Propos recueillis par Eric Fottorino.

Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail

Valéry sur la crise de l’Europe

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles »

guerre SOUSA LOPES

Des propos de Paul Valéry sur la situation de l’Europe au sortir de la première guerre mondiale. On sait, bien sûr, que l’histoire ne se répète pas. Mais bégaye-t-elle? 

Voir aussi Hesse sur les intellectuels médiatiques, Arendt sur la culture de masse, Ortega y Gasset sur les spécialistes barbares, Ortega y Gasset sur l’autodestruction, Ortega y Gasset sur la dégradation de la langueCanetti sur l’autodestruction.


« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » (p.13)

« Élam, Ninive, Babylone étaient des beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. (…) Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. » (p.14)

« La crise militaire est peut-être finie. La crise économique est visible dans toute sa force; mais la crise intellectuelle, plus subtile, et qui, par sa nature même, prend les apparences les plus trompeuses (puisqu’elle se passe dans le royaume même de la dissimulation), cette crise laisse difficilement saisir son véritable point, sa phase.(p.17)

« Ce qui donne à la crise de l’esprit sa profondeur et sa gravité, c’est l’état dans lequel elle a trouvé le patient. » (p.19)

« Et de quoi était fait ce désordre de notre Europe mentale? — De la libre coexistence dans tous les esprits cultivés des idées les plus dissemblables, des principes de vie et de connaissance les plus opposés. C’est là ce qui caractérise une époque moderne. (p.20)

« Eh bien! l’Europe de 1914 était peut-être arrivée à la limite de ce modernisme. (…) Il y avait des oeuvres de l’esprit dont la richesse en contrastes et en impulsions contradictoires faisait penser aux effets d’éclairage insensé des capitales de ce temps-là : les yeux brûlent et s’ennuient… » (p21)

« Maintenant, sur une immense terrasse d’Elsinore, qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux granits d’Alsace, —l’Hamlet européen regarde des millions de spectres.

« Mais il est un Hamlet intellectuel. Il médite sur la vie et la mort des vérités. Il a pour fantômes tous les objets de nos controverses ; il a pour remords tous les titres de notre gloire ; il est accablé sous le poids des découvertes, des connaissances, incapable de se reprendre à cette activité illimitée. Il songe à l’ennui de recommencer le passé, à la folie de vouloir innover toujours. Il chancelle entre les deux abîmes, car les deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre. » (p.22)

Source : Paul Valéry, La crise de l’esprit, Éditions Manucius, 2016.

Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail

Nancy sur l’antisémitisme de Heidegger

« le motif antisémite s’inscrit de manière très nette au sein de ce dispositif : le peuple juif appartient de manière essentielle au processus de dévastation du monde. »

20140430_132730Après la dénonciation des accointances de Heidegger eut avec les nazis, la polémique à son sujet a rebondi avec la publication, plus récente, de ses Cahiers Noirs (de 1931 à 1941) révélant au grand jour son antisémitisme. Les nombreuses tentatives faites pour le dédouaner ne sont, selon Jean-Luc Nancy, que des refus de lecture, des ruses d’interprétation, des dénégations ou de l’aveuglement. Son analyse des Cahiers montre que Heidegger considérait le type juif comme responsable de la décadence de l’Occident, et son exclusion nécessaire pour un nouveau recommencement.

Voir aussi Arendt sur Eichman et la banalité du mal ; De Swann sur Arendt et la banalité du mal  ; Klemperer sur la langue nazie


« Avec les Cahiers Noirs de Heidegger, il est possible de (…) parler de l’introduction en philosophie d’une banalité — celle-là même dont témoigne le discours juridique de Vichy mais aussi bien le discours antisémite plus que largement répandu en Europe depuis le début du XXè siècle. Ce discours a produit des effets d’adhésion quasiment mécanique sur la majorité de tous ceux que ne préservait aucune pensée capable de critiquer les grossièretés historiques, anthropologiques, philosophiques et fantasmatiques dont ce discours est rempli. » (p.13)

« Je n’ai pas ici à m’interroger sur cette nécessité du déclin (…) indispensable à la survenu d’un autre commencement (…) c’est une question très importante et très ample dans la pensée de Heidegger de cette époque (…). Dans le cadre de cette étude il suffit de constater que le motif antisémite s’inscrit de manière très nette au sein de ce dispositif : le peuple juif appartient de manière essentielle au processus de dévastation du monde. Il en est l’agent le mieux identifiable par le fait même qu’il représente une figure, une forme ou un type (…) — la figure de l’aptitude au calcul, du trafic et de l’astuce. » (p33)

« D’où Heidegger prend-il cette figure ? Tout simplement du plus banal, vulgaire, trivial et fangeux discours qui traîne depuis longtemps dans l’Europe et qui s’est doté depuis une trentaine d’années de la misérable publication des Protocoles des Sages de Sion. » (p.39)

« Le sort qu’il faut rechercher ou espérer pour le juif sans sol, sans histoire, sans peuple et sans identité autre que le calcul destructeur ne peut, de toutes façons, qu’être une forme ou une autre d’exclusion, de rejet au dehors » (p.47)

Source : Jean-Luc Nancy, Banalité de Heidegger, Galilée, 2015.

Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail

Boucheron et Riboulet sur attentats et oubli

« Ensuite vient le moment réellement dangereux : lorsque tout cela devient supportable »

escalierpierreLa crise de nos démocraties serait-elle une crise du langage ? Ortega y Gasset avait associé le déclin de l’Empire romain à la dégradation de la langue, et Machiavel déjà considérait que le mauvais gouvernement arrive quand on commence à prendre un mot pour un autre. Nous vivrions aujourd’hui, selon l’historien Patrick Boucheron et l’écrivain Mathieu Riboulet, une situation de ce genre. D’où l’importance d’éviter que les attentats terroristes de 2015 soient recouvert par la gangue du mauvais langage et finalement oubliés. Déconstruire les discours qui obscurcissent l’événement, retrouver l’état initial, prendre date, voilà la tâche à laquelle il faudrait s’atteler.

Voir aussi Ortega y Gasset sur la Dégradation de la langue et Klemperer sur la langue nazie.


« C’était à Paris, en janvier 2015. Comment oublier l’état où nous fûmes, l’escorte des stupéfactions qui, d’un coup, plia nos âmes ? On se regardait incrédules, effrayés, immensément tristes. Ce sont les deuils ou des peines privées qui d’ordinaire font cela, ce pli, mais lorsqu’on est des millions à le ressentir ainsi, il n’y a pas à discuter, on sait d’instinct que c’est cela l’histoire.

Ça a eu lieu. Et ce lieu est ici, juste là, si près de nous. (…) Ensuite vient le moment réellement dangereux : lorsque tout cela devient supportable. On ne choisit pas non plus ce moment. Un matin, il faut bien se rendre à l’évidence : on est passé à autre chose, de l’autre côté du pli. C’est généralement là que commence la catastrophe, qui est continuation du pire.

Il ne vaudrait mieux pas. Il vaudrait mieux prendre date. (…) On n’écrit pas pour autre chose : nommer et dater, cerner le temps, ralentir l’oubli. Tenter d’être juste, n’est-ce pas ce que requiert l’aujourd’hui ? Sans hâte, oui, mais il ne faut pas trop tarder non plus. Avec délicatesse, certainement, mais on exigera de nous un peu de véhémence. Il faudra bien trancher, décider qui il y a derrière ce nous et ceux qu’il laisse à distance. Faisons cela ensemble, si tu le veux bien – toi et moi, l’un après l’autre, lentement, pour réapprendre à poser une voix sur les choses. Commençons, on verra bien où cela nous mène. D’autres prendront alors le relais. Mais commençons, pour s’ôter du crâne cet engourdissement du désastre.  » (p7-9)

Source : Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, Prendre dates, Verdier 2015,Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail

Ortega y Gasset sur la dégradation de la langue

« Quelles vies évacuées d’elles-mêmes, désolées, condamnées à une éternelle quotidienneté ne devine-t’on pas derrière la sécheresse de cet appareil verbal ! »

visite2La dégradation de la langue peut-elle être le symptôme de la décadence des sociétés? D’une homogénéisation qui tue la variété, appauvrit le raisonnement et étouffe l’art ? Oui, répond Ortega y Gasset — avec sa puissante rhétorique — en se référant au latin vulgaire du Bas l’Empire Romain. Cela en des termes qui font songer à la langue de notre époque de Mondialisation.

Voir aussi Ozouf sur l’insulte,  Boucheron et Riboulet sur attentats et oubli, « Klemperer sur la langue nazie », « Klemperer sur le balancier ».


« Mais le symptôme et en même temps le document le plus accablant de cette forme à la fois homogène et stupide (…) que prend la vie d’un bout à l’autre de l’empire se trouve où l’on s’y attendait le moins et où personne, que je sache, n’a encore songé à le chercher : dans le langage. Le langage (…) révèle (…) à grands cris, sans que nous le voulions, la condition la plus secrète de la société qui le parle. Dans la partie non hellénisé du peuple romain, la langue en vigueur est celle qu’on a appelée le « latin vulgaire » (…). Ce latin vulgaire n’est pas très connu (…). Mais nous en savons bien assez pour être épouvantés par deux de ses traits essentiels. Le premier est l’incroyable simplification de son organisme grammatical comparé au latin classique. La savoureuse complexité indo-européenne, que la langue des classes supérieures avait conservée, est supplantée par un parler plébéien, d’un mécanisme très facile mais aussi (…) lourdement mécanique (…), d’une grammaire bégayante et périphrastique, faite de tentatives et de circuits, comme la syntaxe des enfants. C’est en effet une langue puérile qui ne peut rendre l’arête fine du raisonnement ni les miroitements du lyrisme ; une langue sans lumière, sans chaleur, où l’âme ne peut transparaître et qu’elle ne peut pas aviver, une langue morne, tâtonnante. Les mots ressemblent à ces vieilles monnaies de cuivre crasseuses, bossuées et comme lasses d’avoir roulé par tous les bouges de la Méditerranée. Quelles vies évacuées d’elles-mêmes, désolées, condamnées à une éternelle quotidienneté ne devine-t-on pas derrière la sécheresse de cet appareil verbal !

« Le second trait qui nous atterre dans le latin vulgaire est justement son homogénéité. (…). Les linguistes (…) ne semblent pas s’être particulièrement émus du fait que l’on ait parlé la même langue dans des pays aussi différents que Carthage et la Gaule, Tingis et la Dalmatie, Hispalis et la Roumanie. (…) Nous savons, sans doute, qu’il y avait des africanismes, des hispanismes, des gallicismes dans le latin vulgaire, mais cela démontre justement que le torse même du langage restait commun à tous et identique pour tous (…). Or (…) cette unanimité ne pouvait se produire que par un aplatissement général qui réduisait l’existence à sa simple base (…). Et c’est ainsi que le latin vulgaire (…) témoigne, en une pétrification effrayante, que jadis l’histoire agonisa sous l’empire homogène de la vulgarité parce que la féconde « variété des situations » avait cessé d’être. » (p. 67-69)

Source : José Ortega y Gasset, La révolte des masses, Les belles lettres, 2011.

Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail

De Swaan sur Arendt et la banalité du mal

« Cette stratégie de camouflage fut portée à la perfection par Servatius, l’avocat d’Eichmann (…) »


Pavés et feuilleL’idée de banalité du mal doit être prise avec précaution. Selon Abraham de Swaan, en tout cas, c’est en tombant dans un piège, celui de la stratégie de la défense d’Eichmann lors du procès de Jérusalem, qu’Hannah Arendt l’aurait conçue. 

Une collaboration signée Drives en réaction à l’article Arendt sur Eichmann et la banalité du malVoir aussi Enríquez Gómez sobre la Inquisición ; Tchekhov sur l’aveuglement ;  


« Dans la majorité des procès menés contre les criminels de guerre, ceux-ci s’étaient jusqu’alors présentés comme des citoyens ordinaires, pas spécialement motivés par les tâches dont ils devaient s’acquitter, faisant plutôt preuve de tiédeur dans leurs convictions idéologiques, ambitieux peut-être mais pas de façon démonstrative, relativement peu enclins à la haine raciale ou ethnique et ne manifestant pas une loyauté débordante au chef du parti. Se reconnaître de fortes motivations risquait somme toute de révéler leur implication personnelle dans le travail d’extermination, et par là même de souligner leur responsabilité individuelle.

« Cette stratégie de camouflage fut portée à la perfection par Servatius, l’avocat d’Eichmann, qui, s’il échoua à duper l’accusation et le juge, réussit à berner quelques-uns des journalistes qui assistaient au procès (en particulier Hannah Arendt ainsi d’ailleurs que l’écrivain néerlandais Harry Mulisch). Ceci alors même que l’on savait qu’Adolf Eichmann avait été un chasseur de Juifs fanatique, connaissant de façon précise le sort réservé à ses proies. Dans les interviews qu’il donna à Willem Sassen — ancien Waffen-SS hollandais qu’il avait connu en Argentine — et dont une version partielle, expurgée par la famille Sassen, fut publiée dans le Time Weekly, il affirmait que, tout en n’ayant aucun regret, il aurait été heureux de pouvoir exterminer en totalité les 10,3 millions de Juifs. Arendt attirait l’attention sur le fait que, pendant et après la guerre, Eichmann avait à plusieurs reprises fanfaronné en affirmant : « Je sauterai dans ma tombe en riant, car c’est une grande satisfaction pour moi que d’avoir sur la conscience la mort de cinq millions de Juifs ». Mais écartant cet aveu singulier en le qualifiant de « rodomontade », elle ajoutait : « C’est sa vantardise qui perdit Eichmann ». En fait Eichmann ne se vantait pas, il était même plutôt sérieux, et ce ne fut certainement pas ce vice qui lui causa des ennuis, mais le fait qu’il avait joué un rôle clé dans l’extermination de millions de Juifs. » (p.32-33)

Source : Abraham de Swaan, Diviser pour tuer. Les régimes génocidaires et leurs hommes de main, Seuil, 2016.

Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail

Ricoeur sur la violence

la mère

« (…) les langues et les cultures sont jetées au brasier du pathétique ; une totalité monstrueuse est équipée pour le danger et la mort ; Dieu lui-même est allégué (…)

Appréhender le phénomène de la violence politico-religieuse, voilà un souci bien actuel pour les penseurs d’une société apaisée. Or, réfléchir sur un évènement violent suppose d’élargir la focale bien au-delà de sa forme particulière. On ne peut en rendre compte seulement par l’identification de quelques facteurs de contexte. C’est le sens des extraits que nous proposons ici d’un texte de Paul Ricoeur.

Voir aussi Nietzsche sur jeunesse et explosivité, Freud sur la guerre, Freud sur liberté, sécurité et culture, Hobbes sur sécurité et liberté, Einstein sur la guerre.


« (…) un mouvement non violent court toujours le risque de limiter la violence à une forme particulière à laquelle il s’attaque avec obstination et étroitesse ; il faut avoir mesuré la longueur, la largeur, la profondeur de la violence — son étirement au long de l’histoire, l’envergure de ses déterminations psychologiques, sociales, culturelles, spirituelles, son enracinement en profondeur dans la pluralité même des consciences —, il faut pratiquer jusqu’au bout cette prise de conscience de la violence par quoi elle exhibe sa tragique grandeur, apparait comme le ressort même de l’histoire, « la crise » (…)  qui, soudain, change la configuration de l’histoire. » (p.266).

« Que la violence soit de toujours et de partout, il n’est que de regarder comment s’édifient et s’écroulent les empires, s’installent les prestiges personnels, s’entredéchirent les religions, se perpétuent et se déplacent les privilèges de la propriété et du pouvoir, comment même se consolide l’autorité des maîtres à penser, comment se juchent les jouissances culturelles des élites sur le tas des travaux et des douleurs des déshérités. » (p.267)

« La psychologie sommaire qui gravite autour du plaisir et de la douleur, du bien-être et du bonheur, omet l’irascible, le goût de l’obstacle, la volonté d’expansion, de combat et de domination, les instincts de mort et surtout cette capacité de destruction, cet appétit de catastrophe qui est la contrepartie de toutes les disciplines qui font de l’édifice psychique de l’homme un équilibre instable et toujours menacé. Que l’émeute explose dans la rue, que la patrie soit proclamée en danger, quelque chose en moi est rejoint et délié, à quoi ni le métier ni le foyer, ni les quotidiennes tâches civiques ne donnaient issue ; quelque chose de sauvage, quelque chose de sain et de malsain, de jeune et d’informe, un sens de l’insolite de l’aventure, de la disponibilité, un goût pour la rude fraternité et pour l’action expéditive, sans médiation juridique ni administrative. L’admirable est que ces dessous de la conscience ressurgissent au niveau de plus hautes couches de la conscience : ce sens du terrible est aussi le sens idéologique ; soudain la justice, le droit, la vérité prennent des majuscules en prenant les armes et en s’auréolant de sombres passions ; les langues et les cultures sont jetées au brasier du pathétique ; une totalité monstrueuse est équipée pour le danger et la mort ; Dieu lui-même est allégué : son nom est sur les ceinturons dans les serments, dans la parole des aumôniers casqués. » (p.268).

Source : Paul Ricoeur, Histoire et vérité, Essais-Points, 2001.

Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail