Zweig sur Montaigne et les Guerres de Religion

« … il se détourne comme nous, plein d’horreur, de ce pandémonium de fureur et de haine qui ébranle sa patrie et l’humanité »

On dit parfois que l’histoire ne se répète pas mais qu’elle bégaie. A lire ce que Stefan Zweig raconte de l’époque de Montaigne et des Guerres de Religion on a l’impression d’être de nos jours en plein bégaiement de l’histoire.

Voir aussi Ricoeur sur la violence ; Nietzsche sur jeunesse et explosion; Hobbes dur sécurité; Freud sur liberté, société et culture; freud sur la guerre; Einstein sur la guerre


 » Que malgré sa lucidité infaillible, malgré la pitié qui le bouleversait jusqu’au fond de son âme, il ait dû assister à cette effroyable rechute de l’humanité dans la bestialité, à un de ces accès sporadiques de folie qui saisissent parfois l’humanité, comme celui que nous vivons aujourd’hui, c’est là ce qui fait la tragédie de la vie de Montaigne. (…) Quand il ouvre les yeux sur le monde et quand il s’en sépare, il se détourne comme nous, plein d’horreur, de ce pandémonium de fureur et de haine qui ébranle sa patrie et l’humanité » (p.20)

« En de telles époques où les valeurs les plus hautes de la vie, où notre paix, notre indépendance, notre droit inné, tout ce qui rend notre existence plus pure, plus belle, tout ce qui la justifie, est sacrifié au démon qui habite une douzaine de fanatiques et d’idéologues, tous les problèmes de l’homme qui ne veut pas que son époque l’empêche d’être humain se résument à une seule question : comment rester libre? Comment préserver l’incorruptible clarté de son esprit devant toutes les menaces et les dangers de la frénésie partisane, comment garder intacte l’humanité du coeur au milieu de la bestialité ?Comment échapper aux exigences tyranniques qui veulent m’imposer l’Etat, L’Eglise ou la politique ? Comment protéger cette partie unique de mon moi contre la soumission aux règles et aux mesures dictées du dehors ? Comment sauvegarder mon âme la plus profonde et sa matière qui n’appartient qu’à moi, mon corps, ma santé, mes pensées, mes sentiments, du danger d’être sacrifié à la folie des autres, à des intérêts qui ne sont pas les miens ? » (p.23)

 

 

Source: Stefan Zweig, Montaigne, PUF Quadrige 2016.

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Freud sur les masses

« Dans l’obéissance à la nouvelle autorité, on a le droit de mettre hors d’activité sa « conscience morale » antérieure… »

Une collaboration  d’Albertine. 

pierres tombalesL’introduction à l’article « Le Bon sur la psychologie des foules » pose la dangereuse notion de « masse virtuelle ». Or, on peut arriver au même type de conclusion en partant de la conception Freudienne, psychanalytique, de la masse. Je m’explique. L’article « Freud sur liberté, sécurité et culture« , publié aussi par traces, rappelle que la culture est ce qui permet l’existence de la société humaine, dans la mesure où elle contrarie les pulsions primitives et destructives de l’individu. Dans les citations de ce même auteur que nous proposons ici, il apparait que la masse produit l’effet exactement contraire, à savoir celui de lever ces contraintes pour le plus grand plaisir pulsionnel de l’individu. Ainsi, si les réseaux sociaux créent des masses virtuelles, permanentes et parfois gigantesques, alors quid de l’avenir de notre civilisation ?

Voir aussi Freud sur liberté, sécurité et culture , Freud sur la guerreLen Bon sur la psychologie des foules , Ortega y Gasset sur l’autodestruction, Canetti sur l’autodestruction.


« La masse fait sur l’individu une impression de puissance illimitée et de danger invincible. Elle est pour un instant mise à la place de l’ensemble de la société humaine, qui est porteuse d’autorité, dont on a redouté les punitions, pour l’amour de qui on s’est imposé tant d’inhibitions. Il est manifestement dangereux de se mettre en contradiction avec elle, et l’on est en sécurité lorsqu’on suit l’exemple qui s’offre partout à la ronde, donc éventuellement même lorsqu’on « hurle avec les loups ». Dans l’obéissance à la nouvelle autorité, on a le droit de mettre hors d’activité sa « conscience morale » antérieure et par là céder à l’appât du gain de plaisir auquel on parvient à coup sûr par la suppression de ses inhibitions. Il n’est donc pas si curieux de voir l’individu dans la masse faire ou approuver des choses dont il se serait détourné dans ses conditions de vie habituelles… » (p. 23)

Source : Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi in Oeuvres complètes, tome XVI, Presses Universitaires de France, 2003.

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Le Bon sur la psychologie des foules

« Aussi, par le fait seul qu’il fait partie d’une foule organisée, l’homme descend de plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation »


pavés 11On est frappé de voir à quel point la description qui est faite de nos jours de l’islamiste radicalisé, ressemble à celle de  « l’individu en foule » faite par Gustave Le Bon. Certes, les islamistes radicaux ne sont pas forcément agglomérés physiquement en foule, tout au moins avant de gagner le théâtre de la guerre, mais la formation des foules non agglomérées ne serait pas à exclure selon cet auteur. Ce que le rôle des réseaux sociaux viendrait confirmer : n’est-on pas en présence de la constitution de masses virtuelles sur la Toile ? Masses virtuelles qui auraient une force particulière : celle de ne pas être transitoires comme la masse physique, de sorte que l’individu connecté aurait en permanence les caractéristiques de l’individu en foule. Dans le même sens, on notera le rôle que Le Bon attribue à l’image — omniprésente de nos jours — dans la « pensée » de la foule.

Voir aussi Ortega y Gasset sur l’autodestructionMann sur la volonté de décider.


« Donc, évanouissement de la personnalité consciente, prédominance de la personnalité inconsciente, orientation par voie de suggestion et de contagion des sentiments et des idées dans un même sens, tendance à transformer immédiatement en actes les idées suggérées, tels sont les principaux caractères de l’individu en foule. Il n’est plus lui-même, il est devenu un automate que sa volonté ne guide plus.

« Aussi, par le fait seul qu’il fait partie d’une foule organisée, l’homme descend de plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule c’est un barbare, c’est-à-dire un instinctif. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs. Il tend à s’en rapprocher encore par la facilité avec laquelle il se laisse impressionner par des mots, des images — qui sur chacun des individus isolés composant la foule seraient tout à fait sans actions — et conduire à des actes contraires à ses intérêts les plus évidents et à ses habitudes les plus connues. » (p.18-19).

« L’évanouissement de la personnalité consciente et l’orientation des sentiments et des pensées dans un sens déterminé, qui sont les premiers traits de la foule en voie de s’organiser, n’impliquent pas toujours la présence simultanée de plusieurs individus sur un seul point. Des milliers d’individus séparés peuvent à certains moments, sous l’influence de certaines émotions violentes, un grand évènement national par exemple, acquérir les caractères d’une foule psychologique. Il suffira alors qu’un hasard quelconque les réunisse pour que leurs actes revêtent aussitôt les caractères spéciaux aux actes des foules (…). D’autre part, un peuple entier, sans qu’il y ait agglomération visible, peut devenir foule sous l’action de certaines influences. » (p.13-14).

« L’événement les plus simple vu par la foule est bientôt un événement transformé. Elle pense par images, et l’image évoquée en évoque elle-même une série d’autres n’ayant aucun lien logique avec la première (…). La raison nous montre ce que dans ces images il y a d’incohérence, mais la foule ne le voit guère ; et ce que son imagination déformante ajoute à l’événement réel, elle le confondra avec lui. La foule ne sépare guère le subjectif de l’objectif. Elle admet comme réelles les images évoquées dans son esprit, et qui le plus souvent n’ont qu’une parenté lointaine avec le fait observé. » (p.22-23)

Source : Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Félix Alcan Editeur, 1895. Edition électronique établie par E-Books.

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Freud sur liberté, sécurité et culture

« Homo homini lupus ; qui donc, d’après toutes les expériences de la vie et de l’histoire, a le courage de contester cette maxime ? »

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Les propos de Freud sur le besoin de réprimer la liberté individuelle pour rendre possible la vie en société sont similaires à ceux de Hobbes. Il va, comme ce dernier, jusqu’à citer la phrase de Plaute : « l’homme est un loup pour l’homme ». Sauf que Freud s’appuie sur une théorie psychanalytique des pulsions humaines, là où Hobbes se contente de faire allusion à un hypothétique « état de nature ».

Voir aussi Hobbes sur sécurité et liberté, Freud sur la guerre, Ricoeur sur la violence.


 » La part de réalité effective cachée (…) c’est que l’homme n’est pas un être doux, en besoin d’amour, qui serait tout au plus en mesure de se défendre quand il est attaqué, mais qu’au contraire il compte aussi à juste titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une très forte part de penchant à l’agression. En conséquence de quoi, le prochain n’est pas seulement pour lui un aide et un objet sexuel possibles, mais aussi une tentation, celle de satisfaire en lui son agression, d’exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier de ce qu’il possède, de l’humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus ; qui donc, d’après toutes les expériences de la vie et de l’histoire, a le courage de contester cette maxime ? » (p. 297-298)

« La vie en commun des hommes n’est rendue possible que si se trouve réunie une majorité qui est plus forte que chaque individu et qui garde sa cohésion face à chaque individu. La puissance de cette communauté s’oppose maintenant en tant que « droit » à la puissance de l’individu qui est condamnée en tant que « violence brute ». Ce remplacement de la puissance de l’individu par celle de la communauté est le pas culturel décisif. Son essence consiste en ce que les membres de la communauté se limitent dans leur possibilités de satisfaction, alors que l’individu isolé ne connaissait pas de limite de ce genre ». (p.282)

Source : Sigmung Freud, Le malaise dans la culture in Oeuvres Complètes, tome XVIII, PUF, 2006. Pages 282 et 297-298.

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Kafka sur lui-même

 « Aujourd’hui je n’ose même pas me faire des reproches. Criés à l’intérieur de ce jour vide, leur écho vous soulèverait le cœur »

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Quelques aspects de la personnalité de Kafka, tel qu’il se dévoile dans certains passages de son Journal. Sa tendance à l’auto-dénigrement, voire à s’y complaire. Ses doutes aussi sur ses propres capacités, son manque de volonté, et cette invraisemblable peur alimentaire de se consacrer entièrement à ce qu’il aimait le plus, la littérature. L’humain que nous sommes tous, derrière un écrivain unique.

Voir aussi Shopenhauer sur la liberté du vouloir, Mann sur hypnotisme et volonté de décider.


« Car je suis de pierre, je suis comme ma propre pierre tombale, il n’y a là aucune faille possible pour le doute ou pour la foi, pour l’amour ou la répulsion, pour le courage ou pour l’angoisse, en particulier ou en général, seul vit un vague espoir, mais pas mieux que ne vivent les inscriptions sur les tombes » (p.17).

« Comment j’aimerais expliquer le sentiment de bonheur qui m’habite de temps à autre, maintenant par exemple. C’est véritablement quelque chose de mousseux qui me rempli de tressaillements légers et agréables, et me persuade que je suis doué de capacités dont je peux à tout instant, et même maintenant, me convaincre en toute certitude qu’elles n’existent pas » (p.18)

« Aujourd’hui je n’ose même pas me faire des reproches. Criés à l’intérieur de ce jour vide, leur écho vous soulèverait le cœur » (p22).

« (…) la littérature ne pourrait pas me faire vivre, ne serait-ce qu’à cause de la lenteur de ma production et du caractère particulier de mes écrits. De plus ma santé et mon caractère m’empêchent également de me résoudre à une vie qui ne pourrait être qu’incertaine dans les meilleurs des cas. Voilà pourquoi je suis devenu fonctionnaire dans une compagnie d’assurances » (p.48)

Source : Franz Kafka, Journal, Le Livre de Poche, 2010.Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail

Freud sur égoïsme et amour

« C’est lui-même que l’enfant aime tout d’abord ; il n’apprend que plus tard à aimer les autres, à sacrifier à d’autres une partie de son moi.« 
HuiroOn dit que l’amour et la haine sont des sentiments liés, que l’on peut passer de l’un à l’autre. Qu’en est-il de l’amour et de l’égoïsme ? A ce propos une citation de Freud expliquant que l’amour de l’autre est lié à l’égoïsme du jeune âge. Elle nous a été proposée par notre correspondante Sol avec un commentaire que nous incluons plus bas. 

« C’est l’enfant dans ses premières années, qui se trouvent plus tard voilées par l’amnésie, c’est l’enfant, disons-nous, qui fait souvent preuve au plus haut degré de cet égoïsme, mais qui en tout temps en présente des signes ou, plutôt, des restes très marqués. C’est lui-même que l’enfant aime tout d’abord ; il n’apprend que plus tard à aimer les autres, à sacrifier à d’autres une partie de son moi. Même les personnes que l’enfant semble aimer dès le début, il ne les aime tout d’abord que parce qu’il a besoin d’elles, ne peut se passer d’elles, donc pour des raisons égoïstes. C’est seulement plus tard que l’amour chez lui se détache de l’égoïsme. En fait, c’est l’égoïsme qui lui enseigne l’amour. » (p.243)

Source : Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, 1922 , Payot, p.243.

Le commentaire de Sol :

Cette citation m’a fait penser qu’il suffirait qu’un enfant ne soit pas autorisé par ceux qui s’occupent de lui à cet égoïsme illimité, pour que l’apprentissage de l’amour lui soit difficile. Cela me ramène à une citation de Winnicott qui m’avait marquée : « Pour que, dans sa relation au monde, le nourrisson puisse recevoir sans voracité et donner sans colère, il faut qu’on s’occupe de lui de manière satisfaisante dans les premiers temps de sa vie. » (D.W.Winnicott, L’enfant, la psyché et le corps,1999, Payot, p.60). Autrement, je crois, la colère et la voracité peuvent ensuite se perpétuer sous diverses formes chez l’adulte.

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Arendt sur solitude et désolation

« La solitude peut devenir désolation. Cela se produit lorsque, tout à moi-même, mon propre moi m’abandonne. »

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Un psychanalyste et une philosophe qui parlent de façon analogue d’un sujet, même s’ils le font à partir d’expériences et de théorisations différentes.  Il s’agit de Donald Winnicott et d’Hannah Arendt sur la question de la solitude et de la dépendance entre l’individu et son entourage.

Winnicott a décrit l’expérience « réussie » de solitude chez le nourrisson (voir « Winnicott sur la capacité d’être seul« ). Le nourrisson doit pouvoir se laisser aller paisiblement à ce qu’il observe et ressent, sans aucune crainte, tout à lui-même. Une « réussite » tributaire de la présence rassurante de la mère ou de personnes qui comptent pour lui. A contrario, « l’échec » fera du nourrisson un adulte anxieux ne supportant pas la solitude, qu’il ressentira comme une coupure insupportable du reste du monde.

Hannah Arendt distingue solitude de désolation. Dans la solitude, l’individu se sent bien et peut créer, réfléchir, se reposer et se ressourcer (elle rejoigne ainsi la « solitude réussie » de Winnicott). Dans la désolation l’individu se sent totalement isolé et coupé du monde, comme détruit :  l’homme dé-solé n’a plus de racines, plus de « sol » sur lequel s’appuyer. Ce serait la situation où sont placés les individus par les régimes totalitaires.

Ainsi, pour les deux penseurs le mode d’intériorisation de l’environnement dans le moi de l’individu est déterminant de son vécu de la solitude. Les deux réfléchissaient à ces questions à peu près dans les mêmes années de l’après 2ème guerre mondiale.

Une collaboration signée Annette Campo.


« Dans la solitude je suis, en d’autres termes, « parmi moi-même », en compagnie de moi-même, et donc deux-en-un, tandis que dans la désolation je suis en vérité un seul, abandonné de tous les autres » (…) La solitude peut devenir désolation. Cela se produit lorsque, tout à moi-même, mon propre moi m’abandonne ».  (p.228)

« Ce qui rend la désolation si intolérable c’est la perte du moi, qui, s’il peut prendre réalité dans la solitude, ne peut toutefois être confirmé dans son identité que par la présence confiante et digne de foi de mes égaux. Dans cette situation, l’homme perd la foi qu’il a en lui-même comme partenaire de ses pensées et cette élémentaire confiance dans le monde, nécessaire à toute expérience. Le moi et le monde, la faculté de penser et d’éprouver sont perdus en même temps ». (p.229)

Source : Hannah ARENDT, Les origines du totalitarisme – Le système totalitaire, Ed du Seuil 1972. Pages 228 et 229.

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Winnicott sur la capacité d’être seul

« Le fondement de la capacité d’être seul est l’expérience d’être seul en présence de quelqu’un. »

Beaucoup de personnes ne supportent pas d’être seules. Elles vivent la solitude comme une souffrance, voire comme une véritable torture, et cherchent une compagnie à n’importe quel prix, même au prix d’être malmenées. 

Oeuvre de Dani Blic
Oeuvre de Dani Blic

Etre seul et en profiter, y trouver du plaisir, n’est pas donné à tout le monde.

Selon le psychanalyste Donald Winnicott, c’est en fait une « capacité » qui se forme chez le tout petit enfant sous certaines conditions, et c’est « l’un des signes les plus importants de la maturité du développement affectif ». La capacité à être seul, serait précédée d’une première expérience de solitude, qu’il appelle « forme non élaborée de solitude », une forme paradoxale car elle requiert la … présence de la mère, ou de toute personne de l’environnement habituel du petit enfant.  

Collaboration signée Dvora.

Voir aussi Winnicott sur la frustration du jeune enfant et sur créativité et soumission. Sur la relation mère, enfant, solitude voir également García Lorca sobre la soledad et Appelfeld sur la mémoire.


« Le fondement de la capacité d’être seul est l’expérience d’être seul en présence de quelqu’un. De cette façon, un petit enfant, qui possède une faible organisation du moi, est capable d’être seul grâce à un support du moi sûr ».  (p.212)

« Quand il est seul dans le sens où j’emploie ce mot, et seulement quand il est seul, le petit enfant est capable de faire l’équivalent de ce qui s’appellerait se détendre chez un adulte. Il est alors capable de parvenir à un état de non-intégration, à un état où il n’y a pas d’orientation; il s’ébat, et pendant un temps, il lui est donné d’exister sans être soit en réaction contre une immixtion extérieure, soit une personne active dont l’intérêt ou le mouvement sont dirigés.  (…) Dans ce cadre, la perception (…) sera ressentie comme réelle et constituera vraiment une expérience personnelle ». (p.210)

Source : Donald Winnicott, La capacité d’être seul in De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969. Pages 210 et 212.

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Kristeva sur la madeleine de Proust

« Qu’est-ce ? Plaisir sexuel qui peut, ou pas, être la masturbation, mais qui est, ici, indubitablement décrit dans son trajet intense qui n’épargne ni la bouche ni l’érection et se nourrit de perceptions visionnées : de fantasmes. »

mur aux poils

Traces a reçu cette réaction, signée Archivald, à l’article Proust sur les petites madeleines.

A rapprocher aussi de « Rosset sur la jota majorquine » et de « Modiano sur oubli et mémoire« .

 


C’est bien vu, l’idée que l’épisode, apparement innocent, de la madeleine trempée de Proust baigne en réalité dans une atmosphère de désir incestueux. Ce thème a été en fait développé en profondeur par Julia Kristeva dont je propose quelques extraits pour Traces.

Mais d’abord, quelques explications. Parmi les divers éléments apportés par Kristeva, il y a les raisons du choix par Proust de la madeleine comme friandise à tremper. Elle fait allusion,  à deux personnages littéraires féminins que Proust connaissait bien. Ces femmes ont un commun penchant pour les jeunes hommes et s’appellent toutes deux…Madeleine. La première, Madeleine Blanchet, est l’héroïne du roman François le Champi de Georges Sand, texte très présent dans la Recherche du temps perdu. En effet, la mère du narrateur lui en faisait lecture au lit quand il était enfant. Madeleine Blanchet sera la maîtresse, puis l’épouse de l’enfant qu’elle avait adopté. La deuxième, Madeleine de Gouvres, est l’héroïne d’une nouvelle antérieure, écrite par Proust lui-même, L’Indifférent. Cette Madeleine-ci est une noble dame amoureuse d’un jeune homme qui n’aime que les prostituées.

Selon J. Kristeva, ces deux Madeleines amoureuses et troubles se retrouveraient, transposées par Proust, dans la petite madeleine de La Recherche. 


A propos de Madeleine Blanchet :

  » On est donc fondé à penser que c’est précisément le thème incestueux, celui de la mère pécheresse, qui a retenu et maintenu l’attention de Proust sur François le Champi, par delà ses réticences vis-à-vis du style de G. Sand. La meunière Madeleine Blanchet transmettra ainsi, avec la blancheur de sa farine, le goût d’un amour interdit qui va s’insinuer dans le credo esthétique majeur du narrateur, transformé en objet apparement anodin : les petites madeleines. » (p.24)

A propos de Madeleine de Gouvres :

 » Une noble dame s’éprend d’un jeune homme qui n’affiche qu’indifférence à son égard. De plus en plus attirée par ce personnage surnommé « L’indifférent » (…), elle découvre pour finir que la froideur du jeune Lepré cache son attachement passionnel pour les prostituées : « Il aime les femmes ignobles qu’on ramasse dans la boue et les aime follement » (…) Le rapprochement entre cette intrigue et l’amour de Swann est plausible (…). Swann est bel et bien l’amant d’une cocotte, Odette de Crécy, qu’il arrache à la boue pour lui ouvrir une séduisante carrière, difficile mais couronnée de succès mondains (…). Odette serait alors un amalgame des femmes aimées par Lepré et la noble dame qui n’inspire qu’indifférence (…).

« Il se trouve cependant qu’en la voyant revivre en Odette, les commentateurs ont oublié jusqu’au nom de la dame frappée d’indifférence. Elle s’appelle Madeleine de Gouvres. » (p.26-27)

« Madeleine n’aura pas de mal à (…) prêter sa saveur maternelle, inaccessible, fade et délicieusement excitante, à une petite madeleine qui, sur ma langue, peut réveiller d’interminables désirs. Et le narrateur de retrouver le plaisir interdit du baiser maternel (…), non plus dans la bouche maternelle, ni même dans sa voix lisant Champi, mais dans un petit « champi-gnon » court et dodu, trempé dans le thé et qui se dénomme, nécessairement, une madeleine. » (p.28)

A propos de la madeleine :

 » A la sensation encore récente de la saveur s’adjoint alors ce qu’il faut bien appeler un désir, une poussée érotique et vitale : « Je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur (…) cela monte lentement ». Résistances et distances traversées. Qu’est-ce ? Plaisir sexuel qui peut, ou pas, être la masturbation, mais qui est, ici, indubitablement décrit dans son trajet intense qui n’épargne ni la bouche ni l’érection et se nourrit de perceptions visionnées : de fantasmes. » (p.39).

Source : Julia Kristeva, Le temps sensible, Folio essais, 1994. Pages 24, 26, 27, 28, 39.Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail

Winnicott sur la frustration du jeune enfant

« Peut-être devrions-nous limiter nos efforts conscients à les empêcher de sombrer dans le désespoir (…) »

Donald W. Winnicott, penseur reconnu de la relation mère/jeune enfant, s’oppose dans ces citations à l’idée reçue qu’il faut apprendre aux enfants la frustration depuis leur plus jeune âge. Voir aussi « Winnicott sur créativité et soumission« 


« Apprendre à supporter la frustration! Comme si nous devions faire connaître les frustrations aux très jeunes enfants! Les inévitables frustrations de la vie viendront bien assez tôt et même les plus résistants d’entre eux auront du mal à les endurer. Vous devez comprendre qu’il y a des limites à ce qu’un enfant d’âge préscolaire peut supporter au cours de son développement affectif. Notre travail consiste à l’aider à se défendre contre de terribles sentiments de culpabilité, d’angoisse et de dépression plutôt que de lui apprendre à être… à être comme… à être comme quoi? Comme nous? Je ne suis pas certain que vous et moi soyons en mesure d’imposer un idéal aux jeunes enfants. S’ils nous aiment, il essayent de ressembler à ce qu’ils voient en nous de meilleur. Peut-être devrions-nous limiter nos efforts conscients à les empêcher de sombrer dans le désespoir (qui ne se manifeste pas seulement par de la tristesse et de la dépression, mais aussi par des colères) et à ne pas chercher à les faire rentrer dans le moule que notre sagesse bornée nous a fait concevoir pour eux. » (p.115) 

Source : Donald W. Winnicott, L’enfant, la psyché et le corps, 2013Petite Bibliothèque Payot. Page 115.

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