Klemperer sur la langue nazie

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« Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. (…). »

Victor Klemperer, philologue, a analysé l’essor sous le nazisme d’une langue particulière qu’il a nommée LTI (Lingua Tertii Imperii). Une langue corrompue, terreau des convictions et de la pensée nazies. Il note dans ces citations la relation qui s’y est établie entre les mots « héroïque » et « fanatique ». A propos des conditions dramatiques dans lesquelles Klemperer a mené cette recherche, voir « Klemperer sur le balancier« .

Voir aussi, Ozouf sur l’insulte, Boucheron et Riboulet sur attentats et oubli, Ortega y Gasset sur la dégradation de la langue.

« Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. On a coutume de prendre ce discours de Shiller, qui parle de la langue cultivée qui poétise et pense à ta place, dans un sens purement esthétique et, pour ainsi dire, anodin. Un vers réussi, dans une langue cultivée, ne prouve en rien la force poétique de celui qui l’a trouvé ; il n’est pas difficile dans une langue éminemment cultivée, de se donner l’air d’un poète et d’un penseur.

« Mais la langue ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle. Et qu’arriverait-il si cette langue cultivée est constituée d’éléments toxiques ou si l’on en a fait le vecteur de substances toxiques ? Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. Si quelqu’un, au lieu d’héroïque et vertueux, dit pendant assez longtemps fanatique, il finira par croire qu’un fanatique est un héros vertueux et que, sans fanatisme, on ne peut pas être un héros (…) Le Troisième Reich n’a forgé, de son propre cru, qu’un très petit nombre des mots de sa langue (…). La langue nazie renvoie pour beaucoup à des apports étrangers et, pour le reste, emprunte la plupart du temps aux Allemands d’avant Hitler. Mais elle change la valeur des mots et leur fréquence, elle transforme en bien général ce que jadis appartenait à un seul individu ou à un groupuscule, elle réquisitionne pour le parti ce qui, jadis, était le bien général et, ce faisant, elle imprègne les mots et les formes syntaxiques de son poison, elle assujettit la langue à son terrible système, elle gagne avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret. » (p.40-41)

« Et jamais au grand jamais (…) le mot fanatisme (avec son adjectif) n’a été aussi central et, dans un total renversement de valeurs, aussi fréquemment employé que pendant les douze années du Troisième Reich. » (p.50)

Source : Victor Klemperer, LTI, langue du IIIè Reich, Pocket, 2013. Pages 33 et 34.

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