Zweig sur la Guerre de 14-18

Il a connu les deux guerres mondiales et la montée du nazisme, des « ébranlements volcaniques » qui en finirent avec monde où il avait grandi. Exilé, devenu apatride, coupé de toutes ses racines, de tout passé et de tout futur, Stefan Zweig se suicide avec sa femme Lotte en 1942, au Brésil. La veille il envoie à l’éditeur le manuscrit de ses mémoires, écrits pour transmettre « ne serait-ce qu’une parcelle de vérité, vestige de cet édifice effondré. »

De la guerre il dira que son ombre ne l’a jamais quitté, qu’elle a voilé de deuil chacune de ses pensées, de jour et de nuit. On présente ici quelques citations sur la guerre de 14-18, notamment sur le rôle joué par des artistes et des intellectuels dans la propagande. Des propos qui résonnent avec ceux écrits en 1942 par Albert Einstein dans sa lettre à Sigmund Freud. Voir citation « Einstein sur la guerre« .

 

« Le lendemain en Autriche ! Dans chaque station étaient collées les affiches qui avaient annoncé la mobilisation générale. Les trains se remplissaient de recrues qui allaient prendre leur service, des drapeaux flottaient. À Vienne la musique résonnait et je trouvai toute la ville en délire. La première crainte qu’inspirait la guerre que personne n’avait voulu, ni le peuple, ni le gouvernement, cette guerre qui avait glissé contre leur propre intention des mains maladroites des diplomates qui en jouaient et bluffaient, s’était retournée en subit enthousiasme. Des cortèges se formaient dans les rues partout s’élevaient soudain des drapeaux, s’agitaient des rubans, montaient des musiques; les jeunes recrues s’avançaient en triomphe, visages rayonnants, parce qu’on poussait des cris d’allégresse sur leur passage à eux, les petites gens de la vie quotidienne que personne, d’habitude, ne remarquait ni ne fêtait. » (p.(264-265).

« Cette houle se répandit si puissamment (…), elle arracha des ténèbres de l’inconscient, pour les tirer au jour, les tendances obscures, les instincts primitifs de la bête humaine, ce que Freud, avec sa profondeur de vues, appelait le « dégoût de la culture », le besoin de s’évader une fois pour toutes du monde bourgeois (…) et d’assouvir les instincts sanguinaires immémoriaux. » (p.266)

« Et puis en 1914, après un demi-siècle de paix, que savaient de la guerre les grandes masses? Elles ne la connaissaient pas. Il ne leur était guère arrivé d’y penser. Elle restait une légende et c’était justement cet éloignement qui l’avait faite héroïque et romantique. » (p.268)

 » (…) prémuni comme je l’étais contre cet accès de fièvre de la première heure, je demeurais bien résolu à ne point me laisser ébranler dans mes convictions qu’une union de l’Europe était nécessaire, par une lutte fratricide qu’avaient déchaînée des diplomates maladroits et des marchands de munitions brutaux. » (p.271)

« Presque tous les écrivains allemands (…) se croyaient obligés, comme au temps des anciens Germains, de jouer les bardes et d’enflammer de leur chants et de leurs runes les combattants qui allaient au front pour les encourager à bien mourir (…) Les savants étaient pire. Les philosophes ne connaissaient soudain plus d’autre sagesse que de déclarer la guerre un « bain d’acier » bienfaisant (…) À leurs côtés se rangeaient les médecins qui vantaient leurs prothèses avec une telle emphase qu’on avait presque envie de se faire amputer une jambe pour remplacer le membre sain par un appareil artificiel. Les prêtres de toutes les confessions ne voulaient pas rester en retrait et mêlaient leurs voix au chœur (…) et cependant tous ces hommes étaient les mêmes dont nous admirions encore une semaine, un mois auparavant, la raison, la force créatrice, la dignité humaine (…) Plusieurs, à la vérité, sentirent bientôt sur leur langue la saveur amère du dégoût que leur inspirait leur propre parole, quand la mauvaise eau de vie du premier enthousiasme se fût évaporée. » (p.272-273)

« Or il est dans la nature humaine que des sentiments violents ne sauraient durer indéfiniment (…) et l’organisation militaire le sait. C’est pourquoi elle a besoin d’un aiguillonnement artificiel, d’un continuel doping de l’excitation, et ce travail de stimulation c’est aux intellectuels qu’il incombait, aux poètes, aux écrivains aux journalistes (…) Ils avaient battu le tambour de la haine et continuèrent de le battre jusqu’à ce que le plus impartial sentît ses oreilles tinter et son cœur frémir. Presque tous, en Allemagne, en France, en Italie, en Russie, en Belgique, servaient la propagande de guerre et par là même la folie, la haine collective, au lieu de la combattre. » (p.277)

Source : Stefan Zweig, Le monde d’hier, souvenirs d’un Européen, Le livre de poche, 2011.

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Hesse sur les personnalités médiatiques

Herman Hesse commence à rédiger « Le jeu des perles de verre » peu avant l’arrivée des Nazis au pouvoir en Allemagne, et y met le point final en 1942. Il est question dans ce roman d’une société en décadence culturelle dont la crise ouvre la voie à une utopie imaginée par l’auteur. Par ce cheminement il tentait de reléguer une actualité gênante à un passé surmonté. La description de cette décadence culturelle transpose en effet son sentiment sur l’époque, qu’il a par ailleurs qualifiée de « présent maléfique ». Les citations proposées dépeignent en particulier la crise de la presse et du monde intellectuel : des fictions qui résonnent aujourd’hui.

Cette vision romanesque de la dégradation intellectuelle rappelle les analyses faites quelques années auparavant par José Ortega y Gasset sur les spécialistes barbares.

 

« Il faut avouer qu’une partie des exemples d’avilissement, de vénalité, de reniement de soi que donnait l’esprit à cette époque et qui nous sont cités par Coldebique sont vraiment stupéfiants. » (p.1456)

« (…) je veux dire les « articles de variétés ». Il semble qu’ils aient été faits par millions : ils devaient constituer un élément particulièrement prisé de la matière de la presse quotidienne, former le principal aliment des lecteurs en mal de culture, et constituer des comptes rendus ou plutôt des « causeries » sur mille espèces d’objets du savoir. Les plus intelligents des auteurs de ces articles de variétés ironisaient souvent eux-mêmes, semble-t-il, sur leur propre travail : du moins Coldebique avoue-t-il avoir rencontré beaucoup d’écrits de ce genre, dans lesquels il incline à voir un persiflage de l’auteur par lui-même, car sans cela ils seraient proprement incompréhensibles (…) Les rédacteurs de ces aimables bavardages étaient les uns employés par les journaux, les autres « indépendants » ; souvent même on les qualifiait d’écrivains, mais il semble aussi que beaucoup d’eux se soient recrutés parmi les clercs, qu’ils aient même été des professeurs d’université réputés (…) Quand nous lisons les titres des causeries de cette espèce cités par Coldebique, ce qui nous surprend le plus n’est pas tant qu’il se soit trouvé des gens pour faire de cette lecture leur pâture quotidienne, que de voir des auteurs réputés et classés, en possession d’une bonne culture de base, aider à « alimenter » cette gigantesque consommation de curiosités sans valeur (…) De temps à autre, on se plaisait particulièrement à interroger des personnalités sur des questions à l’ordre du jour ; Coldebique consacre un chapitre spécial à ces entretiens au cours desquels on faisait, par exemple, exprimer à des chimistes réputés  ou à des pianistes virtuoses leur opinion sur la politique, tandis que des acteurs en vogue, des danseurs, des gymnastes, des aviateurs ou même des poètes devaient dire ce qu’ils pensaient des avantages et des inconvénients du célibat, leur sentiment sur les causes présumées des crises financières, etc. La seule chose qui importât, c’était d’associer un nom connu à un sujet qui se trouvait être d’actualité. » (p.1456-1457)

Source : Hermann Hesse, Le jeu des perles de verres in Romans et Nouvelles ; Le livre de poche, 2005. (pages 1456-1457)

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