Einstein sur la guerre

« comment est-il possible que la (…) minorité puisse mettre au service de ses désirs la masse du peuple qui, dans une guerre, ne peut que souffrir et perdre ? »

Sousa Lopez guerre 1

Voici quelques propos d’Albert Einstein dans son échange épistolaire avec Sigmund Freud au sujet des causes de la guerre. Un échange suscité et publié par la Société des Nations en 1933, sous le titre « Pourquoi la guerre ? » Connu pour son pacifisme, Einstein, sollicité d’abord, a suggéré le nom de Freud comme contrepartie ; il lui posera la question de la canalisation des pulsions humaines de haine et de destruction  (voir des extraits de la réponse de Freud dans « Freud sur la guerre« ).

Ici on a retenu les raisons qui expliquent d’après Einstein les échecs du pacifisme. A comparer avec les citations « Zweig sur la guerre de 14-18« .

Voir aussi : Ricoeur sur la violence, Nietzsche sur jeunesse et explosivité.


« Je pense ici principalement à la présence, au sein de chaque peuple, d’un petit groupe néanmoins résolu, inaccessible aux considérations et aux inhibitions sociales, formé d’hommes pour qui guerre, fabrication et commerce d’armes ne sont rien d’autre qu’une occasion de retirer des avantages personnels, d’élargir le domaine personnel de leur puissance. » (p.67)

« Il se pose aussitôt cette question : comment est-il possible que la susdite minorité puisse mettre au service de ses désirs la masse du peuple qui, dans une guerre, ne peut que souffrir et perdre ? (…) Ici la réponse immédiate semble être : la minorité des dominants, à tel ou tel moment, tient avant tout l’école, la presse et le plus souvent aussi les organisations religieuses. Par ces moyens, elle domine et dirige les sentiments de la grande masse et en fait son docile instrument. » (p.67)

 » (…) Comment est-il possible que la masse se laisse enflammer par lesdits moyens jusqu’à la frénésie et au sacrifice de soi ? La réponse ne peut qu’être : en l’homme vit un désir de haïr et d’anéantir. Cette prédisposition (…) peut être réveillée avec une relative facilité et s’intensifier en psychose de masse. »(p.67)

« Et ici je suis bien loin de penser uniquement à ceux qu’on appelle incultes. D’après mes expériences dans la vie, c’est bien plutôt précisément ce qu’on appelle « intelligence » qui succombe le plus facilement aux fatales suggestions de masse, parce qu’elle n’a pas coutume de puiser directement dans l’expérience de vie, mais que la façon la plus commode et la plus achevée de la capter passe par la voie du papier imprimé. »(p.67-68)

Source : Lettre d’Einstein à Freud, in Sigmund Freud « Oeuvres complètes« , t.XIX, Presses Universitaires de France, 2004. Pages 67 et 68.

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Zweig sur la Guerre de 14-18

Il a connu les deux guerres mondiales et la montée du nazisme, des « ébranlements volcaniques » qui en finirent avec monde où il avait grandi. Exilé, devenu apatride, coupé de toutes ses racines, de tout passé et de tout futur, Stefan Zweig se suicide avec sa femme Lotte en 1942, au Brésil. La veille il envoie à l’éditeur le manuscrit de ses mémoires, écrits pour transmettre « ne serait-ce qu’une parcelle de vérité, vestige de cet édifice effondré. »

De la guerre il dira que son ombre ne l’a jamais quitté, qu’elle a voilé de deuil chacune de ses pensées, de jour et de nuit. On présente ici quelques citations sur la guerre de 14-18, notamment sur le rôle joué par des artistes et des intellectuels dans la propagande. Des propos qui résonnent avec ceux écrits en 1942 par Albert Einstein dans sa lettre à Sigmund Freud. Voir citation « Einstein sur la guerre« .

 

« Le lendemain en Autriche ! Dans chaque station étaient collées les affiches qui avaient annoncé la mobilisation générale. Les trains se remplissaient de recrues qui allaient prendre leur service, des drapeaux flottaient. À Vienne la musique résonnait et je trouvai toute la ville en délire. La première crainte qu’inspirait la guerre que personne n’avait voulu, ni le peuple, ni le gouvernement, cette guerre qui avait glissé contre leur propre intention des mains maladroites des diplomates qui en jouaient et bluffaient, s’était retournée en subit enthousiasme. Des cortèges se formaient dans les rues partout s’élevaient soudain des drapeaux, s’agitaient des rubans, montaient des musiques; les jeunes recrues s’avançaient en triomphe, visages rayonnants, parce qu’on poussait des cris d’allégresse sur leur passage à eux, les petites gens de la vie quotidienne que personne, d’habitude, ne remarquait ni ne fêtait. » (p.(264-265).

« Cette houle se répandit si puissamment (…), elle arracha des ténèbres de l’inconscient, pour les tirer au jour, les tendances obscures, les instincts primitifs de la bête humaine, ce que Freud, avec sa profondeur de vues, appelait le « dégoût de la culture », le besoin de s’évader une fois pour toutes du monde bourgeois (…) et d’assouvir les instincts sanguinaires immémoriaux. » (p.266)

« Et puis en 1914, après un demi-siècle de paix, que savaient de la guerre les grandes masses? Elles ne la connaissaient pas. Il ne leur était guère arrivé d’y penser. Elle restait une légende et c’était justement cet éloignement qui l’avait faite héroïque et romantique. » (p.268)

 » (…) prémuni comme je l’étais contre cet accès de fièvre de la première heure, je demeurais bien résolu à ne point me laisser ébranler dans mes convictions qu’une union de l’Europe était nécessaire, par une lutte fratricide qu’avaient déchaînée des diplomates maladroits et des marchands de munitions brutaux. » (p.271)

« Presque tous les écrivains allemands (…) se croyaient obligés, comme au temps des anciens Germains, de jouer les bardes et d’enflammer de leur chants et de leurs runes les combattants qui allaient au front pour les encourager à bien mourir (…) Les savants étaient pire. Les philosophes ne connaissaient soudain plus d’autre sagesse que de déclarer la guerre un « bain d’acier » bienfaisant (…) À leurs côtés se rangeaient les médecins qui vantaient leurs prothèses avec une telle emphase qu’on avait presque envie de se faire amputer une jambe pour remplacer le membre sain par un appareil artificiel. Les prêtres de toutes les confessions ne voulaient pas rester en retrait et mêlaient leurs voix au chœur (…) et cependant tous ces hommes étaient les mêmes dont nous admirions encore une semaine, un mois auparavant, la raison, la force créatrice, la dignité humaine (…) Plusieurs, à la vérité, sentirent bientôt sur leur langue la saveur amère du dégoût que leur inspirait leur propre parole, quand la mauvaise eau de vie du premier enthousiasme se fût évaporée. » (p.272-273)

« Or il est dans la nature humaine que des sentiments violents ne sauraient durer indéfiniment (…) et l’organisation militaire le sait. C’est pourquoi elle a besoin d’un aiguillonnement artificiel, d’un continuel doping de l’excitation, et ce travail de stimulation c’est aux intellectuels qu’il incombait, aux poètes, aux écrivains aux journalistes (…) Ils avaient battu le tambour de la haine et continuèrent de le battre jusqu’à ce que le plus impartial sentît ses oreilles tinter et son cœur frémir. Presque tous, en Allemagne, en France, en Italie, en Russie, en Belgique, servaient la propagande de guerre et par là même la folie, la haine collective, au lieu de la combattre. » (p.277)

Source : Stefan Zweig, Le monde d’hier, souvenirs d’un Européen, Le livre de poche, 2011.

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