Ionesco sur la vacuité

« C’est un bon médecin. On peut avoir confiance en lui. Il ne recommande jamais d’autres médicaments que ceux dont il a fait l’expérience sur lui-même. Avant de faire opérer Parker, c’est lui d’abord qui s’est fait opérer du foie, sans être aucunement malade. »

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La pièce « La cantatrice chauve » d’Eugène Ionesco se joue à Paris depuis 1957, sans discontinuer. D’où vient cette étonnante pérennité? De la vacuité des personnages, sans doute. Des automates qui tiennent des propos vides, parce que leur tête est vide. Illustration dans les extraits proposés plus bas.

Des personnages analogues, on en voit souvent dans notre quotidien. Propos vides, absence d’imaginaire propre. Sauf que dans leur cas, les têtes ne sont pas vides: elles sont bourrées d’un imaginaire d’emprunt, imposé par les médias et la connectivité. Mais la banalité reste affligeante.

Les personnages de Ionesco rappellent aussi ceux du roman « Des arbres à abattre » de Thomas Bernhard (Bernhard sur le monde artistique) dont les personnages tiennent aussi des propos banaux -le dialogue sur le gant perdu est à cet égard un petit bijou. Mais, à nouveau, ce n’est pas qu’ils ont la tête vide : c’est qu’ils n’osent pas dire ce qu’ils ont dans la tête. Ce serait inconvenant, ils sont pleins de jalousie, d’égoïsme et de méchanceté contenue. 

Une collaboration signée Harrydel.

Voir aussi Besnier sur la « zombification » ; Nizon sur l’écriture sans idées  Walser sur la saucisse ; Bernhard sur le monde artistique


Mme SMITH : Tiens il est neuf heures. Nous avons mangé de la soupe, du poisson, des pommes de terre au lard, de la salade anglaise. Les enfants ont bu de l’eau anglaise. Nous avons bien mangé ce soir. C’est parce que nous habitons dans les environs de Londres et notre nom est Smith.

M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

Mme SMITH : Les pommes de terre sont très bonnes avec le lard, l’huile de la salade n’était pas rance. L’huile de l’épicier du coin est de bien meilleure qualité que l’huile de l’épicier d’en face, elle même de meilleure qualité que l’huile de l’épicier du bas de la côte. Mais je ne veux pas dire que leur huile à eux soit mauvaise.

M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

Mme. SMITH : Mary a bien cuit les pommes de terre cette fois-ci. La dernière fois elle ne les avait pas bien fait cuire. Je ne les aime que lorsqu’elles sont bien cuites.

M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

Mme. SMITH : Le poisson était frais. Je m’en suis léché les babines. J’en ai pris deux fois. Non trois fois. Ça m’a fait aller aux cabinets. Toi aussi tu en a pris trois fois. Cependant, la troisième fois tu en a pris moins que les deux premières fois, tandis que moi j’en ai pris beaucoup plus. J’ai mieux mangé que toi ce soir. Comment ça se fait ? D’habitude c’est toi qui manges le plus. Ce n’est pas l’appétit qui te manque.

M. SMITH, fait claquer sa langue.

(…)

Mme. SMITH : Mrs. Parker connaît un épicier roumain, nommé Popesco Rosenfeld, qui vient d’arriver de Constantinople. C’est un grand spécialiste en yaourt. Il est diplômé de l’école de fabricants de yaourt d’Andrinople. J’irai demain lui acheter une grande marmite de yaourt roumain folklorique. On n’a pas souvent des choses pareilles ici, dans les environs de Londres.

M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

Mme. SMITH : le yaourt est excellent pour l’estomac, les reins, l’appendicite et l’apothéose. C’est ce que m’a dit le docteur Mackenzie-King qui soigne les enfants de nos voisins, les Johns. C’est un bon médecin. On peut avoir confiance en lui. Il ne recommande jamais d’autres médicaments que ceux dont il a fait l’expérience sur lui-même. Avant de faire opérer Parker, c’est lui d’abord qui s’est fait opérer du foie, sans être aucunement malade.

M. SMITH : Mais alors comment se fait-il que le docteur s’en soit tiré et que Parker en soit mort ?

Mme. SMITH : Parce que l’opération a réussi chez le docteur et n’a pas réussi chez Parker.

M. SMITH : Alors Mackenzie n’est pas un bon docteur. L’opération aurait dû réussir chez tous les deux ou alors tout les deux auraient dû succomber.

Source : Eugène Ionesco, La cantatrice chauve, Folio Théâtre/Gallimard, 2014. Scène 1, pages 41-42 et 44-45.

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