Rilke sur le désir d’écrire

« Aussi, cher Monsieur n’ai-je pu vous donner d’autre conseil que celui-ci : entrez en vous-même, sondez les profondeurs où votre vie prend sa source. C’est là que vous trouverez réponse à la question : devez-vous créer ? »

Femme en montagneSuis-je poète ? Dois-je écrire ? M’aimera-t-on? Ces questions posées à Rainer-Maria Rilke par un jeune homme il y a plus d’un siècle, ont donné lieu à l’un des ses plus célèbres ouvrages : « Lettres à un jeune poète ».

Traces reproduit ici des extraits de la première lettre, datée de février 1903 alors que Rilke n’avait que vingt-huit ans. Bien que teinté du goût de Rilke pour la solitude et de son penchant mélancolique, le propos est sans doute à méditer par ceux qui se posent aujourd’hui les mêmes questions. 

Voir aussi Bachelard sur la maison, Shulz sur la maison, Chamoiseau sur maison et enfance, Bataille sur la création artistique, Camus sur le pétale de rose, Proust sur les petites madeleines.


« Je n’entrerai pas dans la manière de vos vers, toute préoccupation critique m’étant étrangère. D’ailleurs, pour saisir une oeuvre d’art, rien n’est pire que les mots de la critique. Ils n’aboutissent qu’à des malentendus plus ou moins heureux. Les choses ne sont pas toutes à prendre ou à dire, comme on voudrait nous le faire croire. Presque tout ce qui arrive est inexprimable et s’accomplit dans une région que jamais parole n’a foulée. Et plus inexprimables que tout sont les oeuvres d’art, ces êtres secrets dont la vie ne finit pas et que côtoie la nôtre qui passe.  » (p. 21-22)

« Vous demandez si vos vers sont bons. Vous me le demandez à moi. Vous l’avez déjà demandé à d’autres. Vous les envoyez aux revues. Vous les comparez à d’autres poèmes et vous vous alarmez quand certaines rédactions écartent vos essais poétiques. Désormais (puisque vous m’avez permis de vous conseiller), je vous prie de renoncer à tout cela. Votre regard est tourné vers le dehors ; c’est cela surtout que maintenant vous ne devez plus faire. » (p. 22-23)

« Pour le créateur rien n’est pauvre, il n’est pas de lieux pauvres, indifférents. Même si vous étiez dans une prison, dont les murs étoufferaient tous les bruits du monde, ne resterait-pas votre enfance, cette précieuse, cette royale richesse, ce trésor de souvenirs ? Tournez là votre esprit. Tentez de mettre à flot de ce vaste passé les impressions coulées. Votre personnalité se fortifiera, votre solitude se peuplera et vous deviendra comme une demeure aux heures incertaines du jour, fermée aux bruits du dehors. Et si de ce retour en vous-même, de cette plongée dans votre propre monde, des vers vous viennent, alors vous ne songerez pas à demander si ces vers sont bons. Vous n’essaierez pas d’intéresser des revues à vos travaux, car vous en jouirez comme d’une possession naturelle qui vous sera chère, comme d’un de vos modes de vie et d’expression. Une oeuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité. C’est la nature de son origine qui la juge. Aussi, cher Monsieur n’ai-je pu vous donner d’autre conseil que celui-ci : entrez en vous-même, sondez les profondeurs où votre vie prend sa source. C’est là que vous trouverez réponse à la question : devez-vous créer ? De cette réponse recueillez le son sans en forcer le sens. Il en sortira peut-être que l’Art vous appelle. Alors prenez ce destin, portez-le,  avec son poids et sa grandeur, sans jamais exiger une récompense qui pourrait venir du dehors. Car le créateur doit être tout un univers pour lui-même, tout trouver en lui-même et dans cette part de la Nature à laquelle il s’est joint. » (p.24 à 26)

Source : Rainer-Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, Grasset, 2003. Pages 21 à 26.

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