Chamoiseau sur maison et enfance

« Il ne connut pas les canaris à soupe inépuisable, compétée au bon gré des hauteurs d’une monnaie, d’un os de bœuf, d’une moelle, d’un paquet de légumes. Ces soupes avec le temps se muaient en une mangrove de saveurs (…)

étable 2Fragments d’introduction à la culture créole, à la langue de création, de douceur et de fidélité de Patrick Chamoiseau. Ces passages parlent, et nous parlent, de la cuisine extérieure de la case, là ou les « manmans » cuisinaient, rivalisaient, chantaient.  Des passages qui nous mettent dans les pas du sage, comme beaucoup d’autres, car chaque page de ce livre recèle un trésor de langue.

Une collaboration signée NecPlus.

Voir aussi Schulz et Bachelard sur la maison, et Proust sur les petites madeleines.


« Cette division de la cuisine et du logement, bien de culture créole, visait à protéger la case des incendies. Le négrillon ne connut pas cette époque où les manmans cuisinèrent côte à côte dans ces pièces, séparées par des cloisons de bois. Il ne connut pas les cérémonies d’allumage du charbon ou d’entretien d’une braise éternelle. Il ne connut pas les canaris à soupe inépuisable, compétée au bon gré des hauteurs d’une monnaie, d’un os de bœuf, d’une moelle, d’un paquet de légumes. Ces soupes avec le temps se muaient en une mangrove de saveurs, capable d’alimenter les énergies de tout le monde (monde avec dents ou monde sans dents). Il imagine la vapeur épicée troublant ces pièces où les manmans mettaient dehors leurs talents culinaires. Elles rivalisaient d’audaces afin de parfumer les saumures du poisson, faire lever d’odorantes fritures, mieux transmettre à l’univers qu’il y avait de leur côté, ce jour là, non pas une misérable sauce de morue mais une tranche de viande-bœuf. Il suppose qu’en plus, elles chantaient, ou dialoguaient à travers les cloisons juste avant d’emporter leur canari dans l’escalier grinçant, vers une marmaille affamée par l’école, et vers les hommes affairés à leur punchs en compagnie du soiffeur de midi, expert en cette visite exacte.

« Dans l’utilisation des cuisines extérieures, les risques étaient nombreux, révèle la haute confidente. On y perdait ses piments. Une telle qui avait besoin d’huile, s’y servait bien en large. Perdre un bout de viande n’y était point rare si quelque urgence vous éloignait là-haut. Les dérobeurs étaient des chats ou d’autres existences plus ou moins proches de l’humanité . On les maudissait en babillages étalés sur des mois, accusant sans jamais les nommer, des ressemblances à telle ou telle voisine, car il est sûr que le nègre restera toujours le nègre et que – déchirée ? – négresses et chiens sont prompts à te haler…

« Quand le négrillon survint, les cuisines étaient mortes. Elles servaient au recel des choses dont l’utilité n’émergeait qu’à l’urgence des déveines. Certaines familles les utilisaient comme salle d’eau. Les Grands y passaient des heures savonneuses et chantantes. Man Ninotte fut, semble-t-il, la première à transformer sa cuisine en poulailler. Cela se produisit sans doute à l’occasion de la visite d’une commère de campagne effectuant son rond annuel en ville. Cette dernière avait dû débarquer dans ses linges d’amidon, chargée selon les rites d’herbes-à-tous-maux, d’ignames, et, sans doute, de deux petits-poussins recueillis dessous un bas de bois. Man Ninotte avait placé ses poussins dans la cuisine, les avait nourris de maïs et d’une poussière de pain d’épices. Les petits-poussins ayant grandi, elle avait dû en faire un dimanche de festin, autour du vermouth des baptêmes et d’un bouquet de fleurs fraîches parfumant la maison. On avait dû trouver cela bien doux et dès l’aube du lundi, Man Ninotte avait dû s’enquérir de deux autres petits-poussins ».

Source : Patrick Chamoiseau, Une enfance créole I, Antan d’enfance, Folio, 1996. Pages 51 et suivantes

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Kristeva sur la madeleine de Proust

« Qu’est-ce ? Plaisir sexuel qui peut, ou pas, être la masturbation, mais qui est, ici, indubitablement décrit dans son trajet intense qui n’épargne ni la bouche ni l’érection et se nourrit de perceptions visionnées : de fantasmes. »

mur aux poils

Traces a reçu cette réaction, signée Archivald, à l’article Proust sur les petites madeleines.

A rapprocher aussi de « Rosset sur la jota majorquine » et de « Modiano sur oubli et mémoire« .

 


C’est bien vu, l’idée que l’épisode, apparement innocent, de la madeleine trempée de Proust baigne en réalité dans une atmosphère de désir incestueux. Ce thème a été en fait développé en profondeur par Julia Kristeva dont je propose quelques extraits pour Traces.

Mais d’abord, quelques explications. Parmi les divers éléments apportés par Kristeva, il y a les raisons du choix par Proust de la madeleine comme friandise à tremper. Elle fait allusion,  à deux personnages littéraires féminins que Proust connaissait bien. Ces femmes ont un commun penchant pour les jeunes hommes et s’appellent toutes deux…Madeleine. La première, Madeleine Blanchet, est l’héroïne du roman François le Champi de Georges Sand, texte très présent dans la Recherche du temps perdu. En effet, la mère du narrateur lui en faisait lecture au lit quand il était enfant. Madeleine Blanchet sera la maîtresse, puis l’épouse de l’enfant qu’elle avait adopté. La deuxième, Madeleine de Gouvres, est l’héroïne d’une nouvelle antérieure, écrite par Proust lui-même, L’Indifférent. Cette Madeleine-ci est une noble dame amoureuse d’un jeune homme qui n’aime que les prostituées.

Selon J. Kristeva, ces deux Madeleines amoureuses et troubles se retrouveraient, transposées par Proust, dans la petite madeleine de La Recherche. 


A propos de Madeleine Blanchet :

  » On est donc fondé à penser que c’est précisément le thème incestueux, celui de la mère pécheresse, qui a retenu et maintenu l’attention de Proust sur François le Champi, par delà ses réticences vis-à-vis du style de G. Sand. La meunière Madeleine Blanchet transmettra ainsi, avec la blancheur de sa farine, le goût d’un amour interdit qui va s’insinuer dans le credo esthétique majeur du narrateur, transformé en objet apparement anodin : les petites madeleines. » (p.24)

A propos de Madeleine de Gouvres :

 » Une noble dame s’éprend d’un jeune homme qui n’affiche qu’indifférence à son égard. De plus en plus attirée par ce personnage surnommé « L’indifférent » (…), elle découvre pour finir que la froideur du jeune Lepré cache son attachement passionnel pour les prostituées : « Il aime les femmes ignobles qu’on ramasse dans la boue et les aime follement » (…) Le rapprochement entre cette intrigue et l’amour de Swann est plausible (…). Swann est bel et bien l’amant d’une cocotte, Odette de Crécy, qu’il arrache à la boue pour lui ouvrir une séduisante carrière, difficile mais couronnée de succès mondains (…). Odette serait alors un amalgame des femmes aimées par Lepré et la noble dame qui n’inspire qu’indifférence (…).

« Il se trouve cependant qu’en la voyant revivre en Odette, les commentateurs ont oublié jusqu’au nom de la dame frappée d’indifférence. Elle s’appelle Madeleine de Gouvres. » (p.26-27)

« Madeleine n’aura pas de mal à (…) prêter sa saveur maternelle, inaccessible, fade et délicieusement excitante, à une petite madeleine qui, sur ma langue, peut réveiller d’interminables désirs. Et le narrateur de retrouver le plaisir interdit du baiser maternel (…), non plus dans la bouche maternelle, ni même dans sa voix lisant Champi, mais dans un petit « champi-gnon » court et dodu, trempé dans le thé et qui se dénomme, nécessairement, une madeleine. » (p.28)

A propos de la madeleine :

 » A la sensation encore récente de la saveur s’adjoint alors ce qu’il faut bien appeler un désir, une poussée érotique et vitale : « Je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur (…) cela monte lentement ». Résistances et distances traversées. Qu’est-ce ? Plaisir sexuel qui peut, ou pas, être la masturbation, mais qui est, ici, indubitablement décrit dans son trajet intense qui n’épargne ni la bouche ni l’érection et se nourrit de perceptions visionnées : de fantasmes. » (p.39).

Source : Julia Kristeva, Le temps sensible, Folio essais, 1994. Pages 24, 26, 27, 28, 39.

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Ortega y Gassset sur la traduction

 » (…) ce n’est pas une objection à sa possible splendeur que d’affirmer l’impossibilité de la tâche du traducteur. Bien au contraire, ce caractère lui prête la plus sublime des filiations et nous laisse entrevoir qu’elle a un sens. »

manuscrit Barcelone 3En maniant le paradoxe et l’ironie, José Ortega y Gasset a souligné, dans un texte en forme de dialogue entre savants, l’impossibilité de la traduction et, à la fois, son absolue nécessité. Texte inspiré, semble-t-il, par l’insatisfaction qu’il a ressentie face à la traduction française de son ouvrage le plus connu, « La révolte des masses« .

Sur ce sujet voir aussi « Littérature : la traduction, vivre entre les langues » et « Cervantes sur la traduction ».


 » (…) il est utopique de croire que deux vocables appartenant à deux langues différentes, et que le dictionnaire nous donne comme équivalents, se réfèrent exactement au même objet. Les langues étant formées dans des environnements différents et au vu d’expériences distinctes, cette inadéquation est naturelle. Il est faux par exemple de supposer que le mot bosque se rapporte à ce que l’allemand appelle Wald, et pourtant, le dictionnaire nous dit que Wald signifie bosque.

« Les contours des deux significations ne coïncident pas, telles les photographies de deux personnes en surimpression. Et si dans ce dernier cas notre vue hésite et se brouille sans parvenir à définir l’un ou l’autre des contours ni à en imaginer un troisième, songez à la pénible impression de vague que nous laissera, à nous qui subissons ce phénomène, la lecture de milliers de mots. Ce sont donc des causes identiques qui produisent, dans l’image visuelle et dans le langage, le phénomène du flou. La traduction, c’est le flou littéraire permanent, et comme, par ailleurs, ce que nous avons coutume d’appeler sottise n’est autre chose que le flou de la pensée, ne nous étonnons pas qu’un auteur traduit nous paraisse toujours un peu sot » (P. 13 et 15)

« Aux yeux du mauvais utopiste comme du bon, il est souhaitable de corriger la réalité naturelle qui confine les hommes dans l’enceinte des différentes langues, leur interdisant ainsi la communication. Le mauvais utopiste pense que dans la mesure où ce dessein est souhaitable, il est possible, et de là à le croire facile, il n’y a qu’un pas. Fort de cette conviction, il ne réfléchira pas à deux fois à la manière de traduire, mais il s’attèlera sans plus attendre à son ouvrage. Voilà pourquoi presque toutes les traductions réalisées jusqu’ici sont mauvaises. Le bon utopiste, au contraire, pense que dans la mesure où il est souhaitable de libérer les hommes de la distance imposée par les langues, il est improbable que l’on puisse y arriver ; et que par conséquent on peut seulement y parvenir de manière approximative. Mais cette approximation peut être plus ou moins grande…. de zéro à l’infini, et ceci ouvre à nos efforts un champ d’action illimité qui laisse toujours place à l’amélioration, au dépassement, au perfectionnement -en un mot, au « progrès ». C’est en de telles entreprises que consiste toute l’existence humaine. » (P.23)

« Vous le voyez bien, ce n’est pas une objection à sa possible splendeur que d’affirmer l’impossibilité de la tâche du traducteur. Bien au contraire, ce caractère lui prête la plus sublime des filiations et nous laisse entrevoir qu’elle a un sens. » (P.25)

 » (…) chaque langue est une équation différente de déclarations et de silences. Chaque peuple, en effet, tait certaines choses pour pouvoir en exprimer d’autres. Car le tout serait indicible. D’où l’énorme difficulté de la traduction : celle-ci consiste à essayer de dire dans une langue précisément ce qu’elle tend à passer sous silence. Mais en même temps on entrevoit ce que l’activité de traduire peut avoir de magnifique : la révélation des secrets mutuels que les peuples et les époques gardent réciproquement et qui contribuent tant à leur dispersion et à leur hostilité; en somme une audacieuse réunion de l’Humanité. (P.43)

« L’essentiel en la matière à été dit il y a plus d’un siècle par l’aimable théologien Schleiermacher dans son essai Des différentes méthodes de traduire (Paris, Le Seuil,1999). D’après lui, la version est un mouvement que l’on peut tenter dans deux directions opposées : soit on tire l’auteur vers le langage du lecteur, soit on pousse le lecteur vers le langage de l’auteur. Dans le premier cas nous ne traduisons pas à proprement parler : nous faisons, en toute rigueur, une imitation ou une paraphrase du texte original. Ce n’est que lorsque nous arrachons le lecteur à ses habitudes langagières pour l’obliger à évoluer dans celles de l’auteur qu’il y a véritablement traduction ». (P59)

 « Il est clair que le public d’un pays n’apprécie pas une traduction adaptée au style de sa propre langue. Pour cela, il a assez de la production des auteurs autochtones. C’est l’inverse qu’il apprécie : qu’en poussant les possibilités de sa langue jusqu’aux limites de l’intelligible, on y fasse transparaître les façons de parler propres à l’auteur traduit ». Les traductions allemandes de mes livres en sont un bon exemple. En quelques années, on en a publié plus de quinze éditions. Ce fait serait inconcevable si on ne l’attribuait pour les quatre cinquièmes a la réussite de la traduction. Et, en effet, ma traductrice a forcé à l’extrême la tolérance grammaticale de la langue allemande pour transcrire précisément ce qui n’est pas allemand dans ma manière d’écrire. De cette façon, le lecteur adopte aisément une tournure d’esprit proprement espagnole. Ainsi, il se délasse un peu de lui-même, et cela le divertit de se retrouver autre pour un instant. » (P.71 et 73)

« La traduction n’est pas un double du texte original ; elle n’est pas, elle ne doit pas vouloir être l’œuvre même dans un lexique différent. J’irais jusqu’à dire que la traduction n’appartient pas au même genre littéraire que le texte traduit. Il conviendrait d’insister sur ce point, et d’affirmer que la traduction est un genre littéraire à part, différent des autres, avec ses normes et ses objectifs propres. Et ce pour la simple raison que la traduction n’est pas l’œuvre mais un chemin vers l’œuvre ». (P61)

Source : José Ortega y Gasset, Misère et splendeur de la traduction, Les belles lettres, 2013 (première édition en espagnol in journal La Nación en 1937).

 

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Cervantes sur la traduction

« Je n’en conclus pas pour autant que ce métier de traducteur n’est pas fort louable, car l’homme peut en effet s’occuper à de choses bien pires et moins profitables »

Traces a reçu ces citations de Cervantes en réaction à l’article Littérature : la traduction, vivre entre les langues.


20150628_154640Cervantes s’est sans doute interrogé sur la nature —et les difficultés— de la traduction littéraire, même avant de devenir lui-même l’un des écrivains le plus traduits de son époque.

L’idée de la traduction est, en effet, à la base même de son Don Quichotte de la Manche. On nous explique dans le roman —cela fait partie de la fiction—que les aventures du chevalier étaient au départ écrites en langue arabe. Pour les rendre en castillan, il aura donc fallu que le narrateur trouve et paye un traducteur. Or, par la suite, on trouvera à plusieurs reprises, dans le texte, la présence de ce traducteur, par des opinions qu’il émet sur le texte original, qu’il arrivera même à censurer. La porosité entre le travail du traducteur et celui de l’auteur semble ainsi pointée.

De même, un traducteur apparaît comme personnage du roman dans l’épisode où Don Quichotte visite une imprimerie. Ici Cervantes, à travers Don Quichotte, fait la distinction entre bons et mauvais traducteurs. Et, une fois encore, la frontière entre traducteur et auteur s’estompe. Je propose à titre d’illustration une partie du dialogue, plein d’ironie Cervantine, entre le chevalier et ce traducteur (attention : la traduction est mienne…).


— Je connais quelque peu la langue toscane, dit don Quichotte ; je me pique même de chanter quelques stances de l’Arioste. Mais dites-moi votre grâce, mon seigneur, et ce n’est point pour soumettre votre esprit à l’examen, mais simple curiosité : avez-vous trouvé dans votre original le mot pignata?

— Oui, plusieurs fois, répondit l’auteur.

— Et comment le traduisez-vous, demanda don Quichotte.

— Comment pourrais-je le traduire, répliqua l’auteur, autrement que par le mot marmite?

—C’est remarquable ! Comme vous êtes avancé dans l’idiome toscan ! s’écria don Quichotte. Il y a fort à parier que là où l’italien dit piace, votre grâce met en castillan plaît, et que vous traduisez piu par plus, su par en haut, et giu par en bas.

— Je confirme, dit l’auteur, car ce sont les mots qui correspondent.

— Je jurerais, dit don Quichotte, que vous n’êtes pas connu dans ce bas monde toujours réticent à récompenser les esprits flamboyants et la belle ouvrage. Ah! que de talents perdus dans la nature, que d’intelligences incomprises et de vertus méprisées! Cependant il me semble que traduire d’une langue à une autre, à moins qu’il ne s’agisse des reines des langues, les grecque et latine, c’est comme regarder les tapisseries flamencas à l’envers : on distingue bien les figures, mais estompées par plein de fils entremêlés qui en cachent l’éclat et la douceur. Et traduire entre langues faciles, cela ne montre pas plus de l’esprit et d’élocution, que transcrire en copiant d’une feuille sur une autre. Je n’en conclus pas pour autant que ce métier de traducteur n’est pas fort louable, car l’homme peut en effet s’occuper à de choses bien pires et moins profitables. Certes, tout cela ne concerne pas ces deux fameux traducteurs, Cristóbal de Figueroa dans son Pastor Fido, et don Juan de Jaurégui dans son Aminta, qui arrivent, par un rare bonheur, à nous mettre au défi de savoir quelle est la traduction et quel l’original.

Source : Miguel de Cervantes Saavedra : Don Quijote de la Mancha, Edimat Libros, 1998. Segunda parte, capítulo LXII, p. 656-657.

 

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Littérature : la traduction, vivre entre les langues.

                                         « Etre humain, c’est : traduire »                                                     (Luba Jurgenson)  

« le traducteur ne peut rendre qu’en faisant lui-même oeuvre de poète »                                              (Walter Benjamin)

ecriture cuneiforme

La traduction, on n’y échappe pas. Elle est dans ce que l’on lit, dans ce que l’on entend, dans nos échanges, voire dans nos pensées. Le monde nous est donné en traduction selon Luba Jurgenson, dont nous reproduisons ici certaines citations. Elle est pourtant d’une grande complexité la traduction, parfois un impossible. Chaque langue comporte des visions ancrées dans une histoire et une culture particulières, sa singularité étant précisément de savoir de dire ce que d’autres langues cachent, et de cacher ce que d’autres langues savent dire. Il y a ainsi de l’intraduisible, pas de passage. Comment faire alors ? Et comment faire passer les sonorités, les échos et résonances, les renvois qui se déploient naturellement, spontanément, au sein d’une langue ?  Et comment traduire le flux secret, l’implicite qui fait la grandeur des oeuvres? Il faudrait interpréter voire, selon Walter Benjamin, que le traducteur fasse oeuvre de poète, les textes étant ainsi renouvelés.

Cet article nous a été envoyé par Alainz, l’un de nos correspondant parisiens.


 


 

J’ai découvert Luba Jurgenson, écrivaine et universitaire judéo-russe émigrée en France en 1975, à l’occasion d’une représentation de la Cerisaie de Tchekhov au théâtre Monfort. Une représentation en russe, par la troupe pétersbourgeoise de Lev Dodine. Cette mise en scène et le jeu des acteurs m’ont particulièrement impressionné et donné l’envie de m’informer sur la troupe.

A la faveur de cette recherche, je suis tombé sur un éditorial de Patrick Sommier dans la revue de la MC93 qui reprenait une citation de Luba Jurgenson tirée de son livre « Au lieu du péril » (Verdier, juin 2014). Dans ce livre où elle traite du bilinguisme, et de son bilinguisme en particulier, elle écrit : 

« C’est en Estonie, à la chaire de littérature russe de l’université de Tartu (…) que les sémioticiens de l’école de Iouri Lotman avaient découvert, en épiant les métamorphoses des signes, que le monde ne nous était donné qu’en traduction. Etre humain, c’est : traduire. Les mondes nouveaux sont des passages à une nouvelle langue. Et, de temps en temps, une pierre d’achoppement : de l’intraduisible. C’est lorsqu’on ne trouve pas d’équivalent qu’un sens nouveau jaillit. » (P.43)

« Le bilingue n’est jamais dans l’entièrement reconnaissable (…) jamais se contenter d’un sens commun, toujours décrypter, c’est le lot du bilingue ». (P.54)

« Chaque livre s’est fait dans une langue nouvelle – dans une autre langue. Qui est une transgression par rapport à la précédente. Il m’est arrivé d’avoir un livre en tête, un livre déjà prêt. Mais il était prêt dans une langue obsolète, et il fallait le traduire, c’est à dire, le récrire. » (P.63-64)

« Traduire c’est être acteur, bien sûr. J’interprète le texte que je traduis (…). »(P.81)


Cette analyse m’a renvoyé à un séminaire sur la traduction suivi il y a quelques années et au cours duquel les écrits de Walter Benjamin furent abondamment commentés, notamment son essai intitulé « La tâche du traducteur » paru en Allemagne en 1923 et publié en français dans un petit recueil d’écrits de Benjamin (Expérience et pauvreté, Petite bibliothèque Payot, 2012.)

Pour Benjamin la traduction est impossible si elle se contente de la communication et de l’énonciation.  Il écrit :

« Car que dit une oeuvre littéraire ? Très peu pour qui la comprend. L’essentiel en elle n’est pas la communication ni l’énonciation (…) Mais ce qui dans une oeuvre littéraire se situe en dehors de la communication —et même le mauvais traducteur concède que c’est l’essentiel— n’est il pas considéré en général comme l’insaisissable, le secret, le « poétique »? Ce que le traducteur ne peut rendre qu’en faisant lui-même oeuvre de poète ? » (P.11)

« Les traductions, qui sont plus qu’une simple transmission, apparaissent quand, dans sa vie ultérieure, une oeuvre a atteint l’âge de la gloire (…) La vie de l’original atteint en elles son déploiement le plus tardif, le plus large, car sans cesse renouvelé. » (P.115)

« La traduction sert donc en définitive la finalité de l’expression de la relation la plus intime des langues entre elles. » (P.115-116)

 » (…) la parenté des langues s’atteste dans une traduction d’une façon beaucoup plus profonde et précise que dans la similitude superficielle et indéfinissable de deux textes littéraires. » (P.117)

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Schulz sur jeunesse et rêve

« Ne sommes-nous pas tous des rêveurs, des bâtisseurs, frères du signe de la truelle… ? »

Dans « La république des rêves » Bruno Schulz parle des utopies de la jeunesse, mais non pas, comme il arrive souvent, sur un ton désabusé ou moqueur. Mêmes perdus pour un temps, ces rêves reviennent et reprennent racine dans la réalité. Une vision qui contraste avec le pessimisme de Nietzsche à l’égard des engagements des jeunes.


« En ce temps reculé, nous avions conçu avec mes camarades l’idée impossible et absurde d’aller plus loin (…). Là, nous étant libérés des grandes personnes, nous allions établir notre place forte, proclamer une république des jeunes. Là, nous allions promulguer des lois nouvelles, une nouvelle hiérarchie de critères et de valeurs, mener une vie placée sous le signe de la poésie et de l’aventure, des éblouissements et des étonnements continuels.(…). Nous voulions assujettir notre vie à un torrent d’affabulations, nous laisser emporter par des vagues inspirées d’histoires et d’événements. L’esprit de la nature est au fond un grand conteur. C’est lui la source des fables, des romans et des épopées. Il y avait une quantité de motifs romanesques dans l’air. Il suffisait de tendre ses filets sous le ciel chargé de fantômes, de ficher en terre un mât que le vent faisait chanter, et bientôt autour de son sommet des lambeaux de romans pris au piège battraient des ailes. » (p.151)

« Ce n’est pas sans raison que ces rêves d’antan reviennent aujourd’hui. Aucun rêve, si absurde soit-il, ne se perd dans l’univers. Il y a en lui une faim de réalité, une aspiration qui engage la réalité, qui grandit et devient une reconnaissance de dette demandant à être payée ». (p.153)

« Ne sommes-nous pas tous des rêveurs, des bâtisseurs, frères du signe de la truelle… ? » (p.155)

Source : Bruno Schulz, La république des rêves in Les boutiques de cannelle, L’Imaginaire-Gallimard, 2011. Pages 151, 153, 155.

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Proust sur la vieillesse

« (…) ce grand renoncement de la vieillesse qui se prépare à la mort (…) »

Marcel Proust suggère ici qu’il y a parfois comme un renoncement dans la vieillesse, le refus de la marche, du risque, du déséquilibre. Une sortie volontaire du rythme de la vie. A rapprocher de « Denby sur dance et risque« .


« Oui, un jour qu’il fera beau, j’irai en voiture jusqu’à la porte du parc. C’est sincèrement qu’elle le disait. Elle eût aimé revoir Swann et Tansonville ; mais le désir qu’elle en avait suffisait à ce qu’il lui restait de forces ; sa réalisation les eût excédées. Quelquefois le beau temps lui rendait un peu de vigueur, elle se levait, s’habillait ; la fatigue commençait avant qu’elle ne fût passée dans l’autre chambre et elle réclamait son lit. Ce qui avait commencé pour elle -plus tôt seulement que cela n’arrive d’habitude- c’est ce grand renoncement de la vieillesse qui se prépare à la mort, s’enveloppe dans sa chrysalide, et qu’on peut observer, à la fin des vies qui se prolongent tard (…) ». (p.252)

 » (…) cette réclusion définitive devait lui être rendue assez aisée pour la raison même que selon nous aurait dû la lui rendre plus douloureuse : c’est que cette réclusion lui était imposée par la diminution qu’elle pouvait constater chaque jour dans ses forces, et qui, en faisant de chaque action, de chaque mouvement, une fatigue, sinon une souffrance, donnait pour elle à l’inaction, à l’isolement, au silence, la douceur réparatrice et bénie du repos. » (p.253)

Source : Marcel Proust, Du côté de chez Swann, GF Flammarion, 1987. Pages 252 et 253.

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Rosset sur la jota majorquine

« C’est cela qui n’a cessé de me souffler à l’oreille la jota majorquine : il n’y aura jamais rien de meilleur que la vie. »

Ayant ressenti à l’occasion d’une fête populaire majorquine une joie comparable à celle de Proust goûtant ses petites madeleines, Clément Rosset donne à son moment de plénitude une interprétation différente.


« La joie proustienne était liée au pressentiment d’une reconnaissance, dont l’effet était essentiellement d’abolir le sentiment du temps délétère, générateur de dégradation et de mort. La mienne était différente et concernait plutôt une intuition de l’existence perçue comme occasion de réjouissance infinie et impersonnelle : ce n’est pas moi, comme le suggère Proust, qui me trouvais libéré des servitudes du temps, c’est l’existence en soi, la mienne comme celle de tout être et de toute chose au monde, qui m’apparaissait comme à jamais désirable et à jamais justifiée (…) Proust est tout à fait fondé à dire dans ces pages que cet afflux de bonheur agit comme une invasion de plaisir isolé de toute notion de cause. Car c’est précisément parce qu’elle est sans cause que la joie est irréfutable. » (p.81)

« C’est cela qui n’a cesse de me souffler à l’oreille la jota majorquine : il n’y aura jamais rien de meilleur que la vie. » (p.82)

Source : Clément Rosset, Tropiques, Les Editions de Minuit, 2010. Pages 81 et 82.

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Appelfeld sur la mémoire

« Chaque fois que je suis heureux ou attristé son visage m’apparait (…) »

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Enfant orphelin après l’assassinat de ses parents par les nazis, Aaron Appelfeld s’enfuit d’un camp de déportés et réussit à survivre dans la forêt tout au long de la guerre. Des citations de lui sur la mémoire, extraites, l’une d’une conférence, les autres de ses propres souvenirs.

Voir aussi Appelfeld sur vie et mort, Modiano sur oubli et mémoire, Proust sur les petites madeleines, Benjamin sur mémoire et fouilles.


« Sans la mémoire, pas de littérature. La mémoire, ce n’est pas seulement les faits, les choses vues, et le relevé de leur emboîtement, c’est aussi la chaleur d’une émotion. La mémoire est sans aucun doute l’essence de la création. Mais de temps en temps la mémoire est une masse, si l’on peut dire, où ce qui est important et ce qui ne l’est pas se confondent, elle exige un élément dynamique qui la fasse bouger, lui donne des ailes —est c’est généralement ce que fait l’imagination. Le pouvoir de l’imagination créatrice ne réside pas dans l’intensité ni l’exagération, comme il en donne parfois le sentiment, mais dans un nouvel agencement des faits. Il ne s’agit pas d’inventer des faits nouveaux, mais de les distribuer correctement : leur ordre rend visible « l’idée » de l’auteur. La vie dans la Shoah ne réclame pas d’images ni de faits nouveaux et inventés. Cette vie était si « riche » qu’on en était saturé. La difficulté littéraire n’est pas d’empiler un fait sur un autre, mais de retenir les plus nécessaires, ceux qui abordent le coeur de l’expérience et non ses marges. » (p.14)

Source : Aaron Appelfeld, L’héritage nu, Editions de l’Olivier, 2006. Page 14.


« Plus de cinquante ans ont passé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le coeur a beaucoup oublié, principalement les lieux, dates et noms de gens, et pourtant je ressens ces jours-là dans tout mon corps. Chaque fois qu’il pleut, qu’il fait froid ou que souffre un vent violent, je suis de nouveau dans le ghetto, dans le camp ou dans les forêts qui m’ont abrité longtemps. La mémoire, s’avère-t-il, a des racines profondément ancrées dans le corps. Il suffit parfois de l’odeur de la paille pourrie ou du cri d’un oiseau pour me transporter loin et à l’intérieur.

« Je dis à l’intérieur, bien que je n’aie pas encore trouvé de mots pour ces violentes taches de mémoire. Au fil des années j’ai tenté plus d’une fois de toucher les châlits du camp et de goûter à la soupe claire que l’on y distribuait. Tout ce qui ressortait de cet effort était un magma de mots, ou plus précisément des mots inexacts, un rythme faussé, des images faibles ou exagérées. » (p.60)

« De mon entrée dans la forêt je ne me souviens pas, mais je me rappelle de l’instant où je me suis retrouvé là-bas devant un arbre couvert de pommes rouges. J’étais si stupéfait que je fis quelques pas en arrière. Chaque fois que je fais un faux mouvement du dos ou que je recule, je vois l’arbre et les pommes rouges.  » (p.60-61)

« Ma mère fut assassiné au début de la guerre. Je n’ai pas vu sa mort, mais j’ai entendu son seul et unique cri. Sa mort est profondément ancrée en moi —et, plus que sa mort, sa résurrection. Chaque fois que je suis heureux ou attristé son visage m’apparait, et elle, appuyée à l’embrasure de la fenêtre, semble sur le point de venir vers moi. A présent j’ai trente ans de plus qu’elle. Pour elle, les années ne se sont pas ajoutées aux années. Elle est jeune, et sa jeunesse se renouvelle toujours. » (p.62)

Source : Aaron Appelfeld, Histoire d’une vie, Points, 2005. Pages 60, 61, 62.

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Modiano sur oubli et mémoire

« (…) on ne parvient à capter que des fragments du passé, des traces interrompues, des destinées humaines fuyantes et presque insaisissables. »

Mur déteintPatrick Modiano  : ce sont les destructions de la guerre, la disparition de villes et de populations qui l’auraient, d’après lui-même, rendu sensible au problème de l’oubli et de la mémoire. D’où l’envie de recueillir dans son oeuvre des traces du passé laissées par des anonymes et des inconnus. Dans ces citations il compare la mémoire actuelle à celle de Marcel Proust.

Voir aussi « Proust sur les Petites Madeleines » et « Bachelard sur la maison« .

 » Il me semble, malheureusement, que la recherche du temps perdu ne peut plus se faire avec la force et la franchise de Marcel Proust. La société qu’il décrivait était encore une société stable, une société du XIXe siècle. La mémoire de Proust fait ressurgir le passé dans ses moindres détails, comme un tableau vivant. J’ai l’impression qu’aujourd’hui la mémoire est beaucoup moins sûre d’elle-même et qu’elle doit lutter sans cesse contre l’amnésie et l’oubli. A cause de cette couche, de cette masse d’oubli qui recouvre tout, on ne parvient à capter que des fragments du passé, des traces interrompues, des destinées humaines fuyantes et presque insaisissables.

Mais c’est sans doute la vocation du romancier, devant cette grande page blanche de l’oubli, de faire ressurgir quelques mots à moitié effacés, comme des icebergs perdus qui dérivent à la surface de l’océan. » (p.30)

Source : Patrick Modiano, Discours à l’Académie suédoise, Gallimard, 2015. Page 30.

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