Ortega y Gassset sur la traduction

 » (…) ce n’est pas une objection à sa possible splendeur que d’affirmer l’impossibilité de la tâche du traducteur. Bien au contraire, ce caractère lui prête la plus sublime des filiations et nous laisse entrevoir qu’elle a un sens. »

manuscrit Barcelone 3En maniant le paradoxe et l’ironie, José Ortega y Gasset a souligné, dans un texte en forme de dialogue entre savants, l’impossibilité de la traduction et, à la fois, son absolue nécessité. Texte inspiré, semble-t-il, par l’insatisfaction qu’il a ressentie face à la traduction française de son ouvrage le plus connu, « La révolte des masses« .

Sur ce sujet voir aussi « Littérature : la traduction, vivre entre les langues » et « Cervantes sur la traduction ».


 » (…) il est utopique de croire que deux vocables appartenant à deux langues différentes, et que le dictionnaire nous donne comme équivalents, se réfèrent exactement au même objet. Les langues étant formées dans des environnements différents et au vu d’expériences distinctes, cette inadéquation est naturelle. Il est faux par exemple de supposer que le mot bosque se rapporte à ce que l’allemand appelle Wald, et pourtant, le dictionnaire nous dit que Wald signifie bosque.

« Les contours des deux significations ne coïncident pas, telles les photographies de deux personnes en surimpression. Et si dans ce dernier cas notre vue hésite et se brouille sans parvenir à définir l’un ou l’autre des contours ni à en imaginer un troisième, songez à la pénible impression de vague que nous laissera, à nous qui subissons ce phénomène, la lecture de milliers de mots. Ce sont donc des causes identiques qui produisent, dans l’image visuelle et dans le langage, le phénomène du flou. La traduction, c’est le flou littéraire permanent, et comme, par ailleurs, ce que nous avons coutume d’appeler sottise n’est autre chose que le flou de la pensée, ne nous étonnons pas qu’un auteur traduit nous paraisse toujours un peu sot » (P. 13 et 15)

« Aux yeux du mauvais utopiste comme du bon, il est souhaitable de corriger la réalité naturelle qui confine les hommes dans l’enceinte des différentes langues, leur interdisant ainsi la communication. Le mauvais utopiste pense que dans la mesure où ce dessein est souhaitable, il est possible, et de là à le croire facile, il n’y a qu’un pas. Fort de cette conviction, il ne réfléchira pas à deux fois à la manière de traduire, mais il s’attèlera sans plus attendre à son ouvrage. Voilà pourquoi presque toutes les traductions réalisées jusqu’ici sont mauvaises. Le bon utopiste, au contraire, pense que dans la mesure où il est souhaitable de libérer les hommes de la distance imposée par les langues, il est improbable que l’on puisse y arriver ; et que par conséquent on peut seulement y parvenir de manière approximative. Mais cette approximation peut être plus ou moins grande…. de zéro à l’infini, et ceci ouvre à nos efforts un champ d’action illimité qui laisse toujours place à l’amélioration, au dépassement, au perfectionnement -en un mot, au « progrès ». C’est en de telles entreprises que consiste toute l’existence humaine. » (P.23)

« Vous le voyez bien, ce n’est pas une objection à sa possible splendeur que d’affirmer l’impossibilité de la tâche du traducteur. Bien au contraire, ce caractère lui prête la plus sublime des filiations et nous laisse entrevoir qu’elle a un sens. » (P.25)

 » (…) chaque langue est une équation différente de déclarations et de silences. Chaque peuple, en effet, tait certaines choses pour pouvoir en exprimer d’autres. Car le tout serait indicible. D’où l’énorme difficulté de la traduction : celle-ci consiste à essayer de dire dans une langue précisément ce qu’elle tend à passer sous silence. Mais en même temps on entrevoit ce que l’activité de traduire peut avoir de magnifique : la révélation des secrets mutuels que les peuples et les époques gardent réciproquement et qui contribuent tant à leur dispersion et à leur hostilité; en somme une audacieuse réunion de l’Humanité. (P.43)

« L’essentiel en la matière à été dit il y a plus d’un siècle par l’aimable théologien Schleiermacher dans son essai Des différentes méthodes de traduire (Paris, Le Seuil,1999). D’après lui, la version est un mouvement que l’on peut tenter dans deux directions opposées : soit on tire l’auteur vers le langage du lecteur, soit on pousse le lecteur vers le langage de l’auteur. Dans le premier cas nous ne traduisons pas à proprement parler : nous faisons, en toute rigueur, une imitation ou une paraphrase du texte original. Ce n’est que lorsque nous arrachons le lecteur à ses habitudes langagières pour l’obliger à évoluer dans celles de l’auteur qu’il y a véritablement traduction ». (P59)

 « Il est clair que le public d’un pays n’apprécie pas une traduction adaptée au style de sa propre langue. Pour cela, il a assez de la production des auteurs autochtones. C’est l’inverse qu’il apprécie : qu’en poussant les possibilités de sa langue jusqu’aux limites de l’intelligible, on y fasse transparaître les façons de parler propres à l’auteur traduit ». Les traductions allemandes de mes livres en sont un bon exemple. En quelques années, on en a publié plus de quinze éditions. Ce fait serait inconcevable si on ne l’attribuait pour les quatre cinquièmes a la réussite de la traduction. Et, en effet, ma traductrice a forcé à l’extrême la tolérance grammaticale de la langue allemande pour transcrire précisément ce qui n’est pas allemand dans ma manière d’écrire. De cette façon, le lecteur adopte aisément une tournure d’esprit proprement espagnole. Ainsi, il se délasse un peu de lui-même, et cela le divertit de se retrouver autre pour un instant. » (P.71 et 73)

« La traduction n’est pas un double du texte original ; elle n’est pas, elle ne doit pas vouloir être l’œuvre même dans un lexique différent. J’irais jusqu’à dire que la traduction n’appartient pas au même genre littéraire que le texte traduit. Il conviendrait d’insister sur ce point, et d’affirmer que la traduction est un genre littéraire à part, différent des autres, avec ses normes et ses objectifs propres. Et ce pour la simple raison que la traduction n’est pas l’œuvre mais un chemin vers l’œuvre ». (P61)

Source : José Ortega y Gasset, Misère et splendeur de la traduction, Les belles lettres, 2013 (première édition en espagnol in journal La Nación en 1937).

 

Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail

Cervantes sur la traduction

« Je n’en conclus pas pour autant que ce métier de traducteur n’est pas fort louable, car l’homme peut en effet s’occuper à de choses bien pires et moins profitables »

Traces a reçu ces citations de Cervantes en réaction à l’article Littérature : la traduction, vivre entre les langues.


20150628_154640Cervantes s’est sans doute interrogé sur la nature —et les difficultés— de la traduction littéraire, même avant de devenir lui-même l’un des écrivains le plus traduits de son époque.

L’idée de la traduction est, en effet, à la base même de son Don Quichotte de la Manche. On nous explique dans le roman —cela fait partie de la fiction—que les aventures du chevalier étaient au départ écrites en langue arabe. Pour les rendre en castillan, il aura donc fallu que le narrateur trouve et paye un traducteur. Or, par la suite, on trouvera à plusieurs reprises, dans le texte, la présence de ce traducteur, par des opinions qu’il émet sur le texte original, qu’il arrivera même à censurer. La porosité entre le travail du traducteur et celui de l’auteur semble ainsi pointée.

De même, un traducteur apparaît comme personnage du roman dans l’épisode où Don Quichotte visite une imprimerie. Ici Cervantes, à travers Don Quichotte, fait la distinction entre bons et mauvais traducteurs. Et, une fois encore, la frontière entre traducteur et auteur s’estompe. Je propose à titre d’illustration une partie du dialogue, plein d’ironie Cervantine, entre le chevalier et ce traducteur (attention : la traduction est mienne…).


— Je connais quelque peu la langue toscane, dit don Quichotte ; je me pique même de chanter quelques stances de l’Arioste. Mais dites-moi votre grâce, mon seigneur, et ce n’est point pour soumettre votre esprit à l’examen, mais simple curiosité : avez-vous trouvé dans votre original le mot pignata?

— Oui, plusieurs fois, répondit l’auteur.

— Et comment le traduisez-vous, demanda don Quichotte.

— Comment pourrais-je le traduire, répliqua l’auteur, autrement que par le mot marmite?

—C’est remarquable ! Comme vous êtes avancé dans l’idiome toscan ! s’écria don Quichotte. Il y a fort à parier que là où l’italien dit piace, votre grâce met en castillan plaît, et que vous traduisez piu par plus, su par en haut, et giu par en bas.

— Je confirme, dit l’auteur, car ce sont les mots qui correspondent.

— Je jurerais, dit don Quichotte, que vous n’êtes pas connu dans ce bas monde toujours réticent à récompenser les esprits flamboyants et la belle ouvrage. Ah! que de talents perdus dans la nature, que d’intelligences incomprises et de vertus méprisées! Cependant il me semble que traduire d’une langue à une autre, à moins qu’il ne s’agisse des reines des langues, les grecque et latine, c’est comme regarder les tapisseries flamencas à l’envers : on distingue bien les figures, mais estompées par plein de fils entremêlés qui en cachent l’éclat et la douceur. Et traduire entre langues faciles, cela ne montre pas plus de l’esprit et d’élocution, que transcrire en copiant d’une feuille sur une autre. Je n’en conclus pas pour autant que ce métier de traducteur n’est pas fort louable, car l’homme peut en effet s’occuper à de choses bien pires et moins profitables. Certes, tout cela ne concerne pas ces deux fameux traducteurs, Cristóbal de Figueroa dans son Pastor Fido, et don Juan de Jaurégui dans son Aminta, qui arrivent, par un rare bonheur, à nous mettre au défi de savoir quelle est la traduction et quel l’original.

Source : Miguel de Cervantes Saavedra : Don Quijote de la Mancha, Edimat Libros, 1998. Segunda parte, capítulo LXII, p. 656-657.

 

Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail

Littérature : la traduction, vivre entre les langues.

                                         « Etre humain, c’est : traduire »                                                     (Luba Jurgenson)  

« le traducteur ne peut rendre qu’en faisant lui-même oeuvre de poète »                                              (Walter Benjamin)

ecriture cuneiforme

La traduction, on n’y échappe pas. Elle est dans ce que l’on lit, dans ce que l’on entend, dans nos échanges, voire dans nos pensées. Le monde nous est donné en traduction selon Luba Jurgenson, dont nous reproduisons ici certaines citations. Elle est pourtant d’une grande complexité la traduction, parfois un impossible. Chaque langue comporte des visions ancrées dans une histoire et une culture particulières, sa singularité étant précisément de savoir de dire ce que d’autres langues cachent, et de cacher ce que d’autres langues savent dire. Il y a ainsi de l’intraduisible, pas de passage. Comment faire alors ? Et comment faire passer les sonorités, les échos et résonances, les renvois qui se déploient naturellement, spontanément, au sein d’une langue ?  Et comment traduire le flux secret, l’implicite qui fait la grandeur des oeuvres? Il faudrait interpréter voire, selon Walter Benjamin, que le traducteur fasse oeuvre de poète, les textes étant ainsi renouvelés.

Cet article nous a été envoyé par Alainz, l’un de nos correspondant parisiens.


 


 

J’ai découvert Luba Jurgenson, écrivaine et universitaire judéo-russe émigrée en France en 1975, à l’occasion d’une représentation de la Cerisaie de Tchekhov au théâtre Monfort. Une représentation en russe, par la troupe pétersbourgeoise de Lev Dodine. Cette mise en scène et le jeu des acteurs m’ont particulièrement impressionné et donné l’envie de m’informer sur la troupe.

A la faveur de cette recherche, je suis tombé sur un éditorial de Patrick Sommier dans la revue de la MC93 qui reprenait une citation de Luba Jurgenson tirée de son livre « Au lieu du péril » (Verdier, juin 2014). Dans ce livre où elle traite du bilinguisme, et de son bilinguisme en particulier, elle écrit : 

« C’est en Estonie, à la chaire de littérature russe de l’université de Tartu (…) que les sémioticiens de l’école de Iouri Lotman avaient découvert, en épiant les métamorphoses des signes, que le monde ne nous était donné qu’en traduction. Etre humain, c’est : traduire. Les mondes nouveaux sont des passages à une nouvelle langue. Et, de temps en temps, une pierre d’achoppement : de l’intraduisible. C’est lorsqu’on ne trouve pas d’équivalent qu’un sens nouveau jaillit. » (P.43)

« Le bilingue n’est jamais dans l’entièrement reconnaissable (…) jamais se contenter d’un sens commun, toujours décrypter, c’est le lot du bilingue ». (P.54)

« Chaque livre s’est fait dans une langue nouvelle – dans une autre langue. Qui est une transgression par rapport à la précédente. Il m’est arrivé d’avoir un livre en tête, un livre déjà prêt. Mais il était prêt dans une langue obsolète, et il fallait le traduire, c’est à dire, le récrire. » (P.63-64)

« Traduire c’est être acteur, bien sûr. J’interprète le texte que je traduis (…). »(P.81)


Cette analyse m’a renvoyé à un séminaire sur la traduction suivi il y a quelques années et au cours duquel les écrits de Walter Benjamin furent abondamment commentés, notamment son essai intitulé « La tâche du traducteur » paru en Allemagne en 1923 et publié en français dans un petit recueil d’écrits de Benjamin (Expérience et pauvreté, Petite bibliothèque Payot, 2012.)

Pour Benjamin la traduction est impossible si elle se contente de la communication et de l’énonciation.  Il écrit :

« Car que dit une oeuvre littéraire ? Très peu pour qui la comprend. L’essentiel en elle n’est pas la communication ni l’énonciation (…) Mais ce qui dans une oeuvre littéraire se situe en dehors de la communication —et même le mauvais traducteur concède que c’est l’essentiel— n’est il pas considéré en général comme l’insaisissable, le secret, le « poétique »? Ce que le traducteur ne peut rendre qu’en faisant lui-même oeuvre de poète ? » (P.11)

« Les traductions, qui sont plus qu’une simple transmission, apparaissent quand, dans sa vie ultérieure, une oeuvre a atteint l’âge de la gloire (…) La vie de l’original atteint en elles son déploiement le plus tardif, le plus large, car sans cesse renouvelé. » (P.115)

« La traduction sert donc en définitive la finalité de l’expression de la relation la plus intime des langues entre elles. » (P.115-116)

 » (…) la parenté des langues s’atteste dans une traduction d’une façon beaucoup plus profonde et précise que dans la similitude superficielle et indéfinissable de deux textes littéraires. » (P.117)

Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail