Camus sur le pétale de rose

« Penser, c’est réapprendre à voir, à être attentif (…) ».

Chouette pierre

Accorder au monde la pluralité du singulier, ne pas réduire l’unique de chaque chose à des catégories générales, à des concepts englobant toutes les occurrences de ce qui se ressemble, en faisant ainsi disparaitre ce qui rend particulier, spécial et unique. C’est ainsi qu’Albert Camus présente l’apport de Husserl et de la phénoménologie à la restitution du monde dans sa diversité. Façon de s’opposer à une certaine globalisation.

Voir aussi Proust sur la petite madeleine, Nietzsche sur pensée, mouvement et nourriture, Nietzsche sur les maîtres à penser.


« Le pétale de rose, la borne kilométrique ou la main humaine ont autant d’importance que l’amour, le désir, ou les lois de la gravitation. Penser, ce n’est plus unifier, rendre familière l’apparence sous le visage d’un grand principe. Penser, c’est réapprendre à voir, à être attentif, c’est diriger sa conscience, c’est faire de chaque idée et de chaque image, à la façon de Proust, un lieu privilégié. Paradoxalement, tout est privilégié. Ce qui justifie la pensée, c’est son extrême conscience ». (p269).

Source : Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, in Œuvres, Quarto-Gallimard, 2013.

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Flaubert sur la casquette

« Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires … »

Traces colorées sur murTraces a publié des collaborations sur le ton implicitement incestueux employé par Proust dans le passage sur la madeleine (Kristeva sur la madeleine de ProustProust sur les petites madeleines). Je suggère d’ajouter à ce dossier la casquette dont Charles Bovary a été affublé par sa mère. La description qui en est faite par Flaubert est en tout cas suffisamment étrange pour se poser la question. Est-ce la métaphore d’un phallus ? C’est bien sûr une affaire d’interprétation, mais il n’en reste pas moins qu’au bout de cette casquette pend une sorte de gland.

Une collaboration signée Chemine.


« Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s’alternaient, séparés par un bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d’une broderie en soutache compliquée, et d’ou pendait, au bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland. » (p.2)

Source : Gustave Flaubert : Madame Bovary, Ebooks libres et gratuits, 2004. Page 2.

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Nietzsche sur le passé

« Il n’est pas du tout possible de prévoir tout ce qui sera encore de l’histoire. Le passé peut-être demeure encore tout à fait inexploré! »

Friedrich Nietzsche suggère ici que le passé n’est pas immuable, parce qu’il peut être éclairé, rétroactivement, par le fait des grands hommes du présent. Comme si le passé dépendait du présent. La question reste posée de savoir qui sont ces grands hommes. Des leaders politiques, des écrivains, des penseurs ? Nietzsche lui-même ?


« Tout grand homme possède une force rétroactive : à cause de lui, toute l’histoire est remise sur la balance et mille secrets du passé sortent de leur cachette —pour être éclairés par son soleil. Il n’est pas du tout possible de prévoir tout ce qui sera encore de l’histoire. Le passé peut-être demeure encore tout à fait inexploré ! Il est encore besoin de beaucoup de forces rétroactives ». (p.135)

Source : Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, Le livre de poche, 1993. Page p135.

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Littérature : la traduction, vivre entre les langues.

                                         « Etre humain, c’est : traduire »                                                     (Luba Jurgenson)  

« le traducteur ne peut rendre qu’en faisant lui-même oeuvre de poète »                                              (Walter Benjamin)

ecriture cuneiforme

La traduction, on n’y échappe pas. Elle est dans ce que l’on lit, dans ce que l’on entend, dans nos échanges, voire dans nos pensées. Le monde nous est donné en traduction selon Luba Jurgenson, dont nous reproduisons ici certaines citations. Elle est pourtant d’une grande complexité la traduction, parfois un impossible. Chaque langue comporte des visions ancrées dans une histoire et une culture particulières, sa singularité étant précisément de savoir de dire ce que d’autres langues cachent, et de cacher ce que d’autres langues savent dire. Il y a ainsi de l’intraduisible, pas de passage. Comment faire alors ? Et comment faire passer les sonorités, les échos et résonances, les renvois qui se déploient naturellement, spontanément, au sein d’une langue ?  Et comment traduire le flux secret, l’implicite qui fait la grandeur des oeuvres? Il faudrait interpréter voire, selon Walter Benjamin, que le traducteur fasse oeuvre de poète, les textes étant ainsi renouvelés.

Cet article nous a été envoyé par Alainz, l’un de nos correspondant parisiens.


 


 

J’ai découvert Luba Jurgenson, écrivaine et universitaire judéo-russe émigrée en France en 1975, à l’occasion d’une représentation de la Cerisaie de Tchekhov au théâtre Monfort. Une représentation en russe, par la troupe pétersbourgeoise de Lev Dodine. Cette mise en scène et le jeu des acteurs m’ont particulièrement impressionné et donné l’envie de m’informer sur la troupe.

A la faveur de cette recherche, je suis tombé sur un éditorial de Patrick Sommier dans la revue de la MC93 qui reprenait une citation de Luba Jurgenson tirée de son livre « Au lieu du péril » (Verdier, juin 2014). Dans ce livre où elle traite du bilinguisme, et de son bilinguisme en particulier, elle écrit : 

« C’est en Estonie, à la chaire de littérature russe de l’université de Tartu (…) que les sémioticiens de l’école de Iouri Lotman avaient découvert, en épiant les métamorphoses des signes, que le monde ne nous était donné qu’en traduction. Etre humain, c’est : traduire. Les mondes nouveaux sont des passages à une nouvelle langue. Et, de temps en temps, une pierre d’achoppement : de l’intraduisible. C’est lorsqu’on ne trouve pas d’équivalent qu’un sens nouveau jaillit. » (P.43)

« Le bilingue n’est jamais dans l’entièrement reconnaissable (…) jamais se contenter d’un sens commun, toujours décrypter, c’est le lot du bilingue ». (P.54)

« Chaque livre s’est fait dans une langue nouvelle – dans une autre langue. Qui est une transgression par rapport à la précédente. Il m’est arrivé d’avoir un livre en tête, un livre déjà prêt. Mais il était prêt dans une langue obsolète, et il fallait le traduire, c’est à dire, le récrire. » (P.63-64)

« Traduire c’est être acteur, bien sûr. J’interprète le texte que je traduis (…). »(P.81)


Cette analyse m’a renvoyé à un séminaire sur la traduction suivi il y a quelques années et au cours duquel les écrits de Walter Benjamin furent abondamment commentés, notamment son essai intitulé « La tâche du traducteur » paru en Allemagne en 1923 et publié en français dans un petit recueil d’écrits de Benjamin (Expérience et pauvreté, Petite bibliothèque Payot, 2012.)

Pour Benjamin la traduction est impossible si elle se contente de la communication et de l’énonciation.  Il écrit :

« Car que dit une oeuvre littéraire ? Très peu pour qui la comprend. L’essentiel en elle n’est pas la communication ni l’énonciation (…) Mais ce qui dans une oeuvre littéraire se situe en dehors de la communication —et même le mauvais traducteur concède que c’est l’essentiel— n’est il pas considéré en général comme l’insaisissable, le secret, le « poétique »? Ce que le traducteur ne peut rendre qu’en faisant lui-même oeuvre de poète ? » (P.11)

« Les traductions, qui sont plus qu’une simple transmission, apparaissent quand, dans sa vie ultérieure, une oeuvre a atteint l’âge de la gloire (…) La vie de l’original atteint en elles son déploiement le plus tardif, le plus large, car sans cesse renouvelé. » (P.115)

« La traduction sert donc en définitive la finalité de l’expression de la relation la plus intime des langues entre elles. » (P.115-116)

 » (…) la parenté des langues s’atteste dans une traduction d’une façon beaucoup plus profonde et précise que dans la similitude superficielle et indéfinissable de deux textes littéraires. » (P.117)

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Proust sur les petites madeleines

« (…) ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille Saint-Jacques (…) »

2013-07-19 13.27.30Passage célèbre de Proust où le narrateur cherche à comprendre le bouleversement inouï que provoque en lui le goût d’un gâteau servi avec du thé par sa mère un jour d’hiver. Il arrive à l’associer aux visites qu’enfant il rendait à une vieille tante avant la messe dominicale, mais ce n’est que bien après qu’il en trouvera l’explication : surgissement d’impressions enfouies en soi qui font revivre le passé, retrouvailles avec le temps perdu, instants d’éternité qui éloignent la crainte de l’avenir. Les citations proposées décrivent l’épisode et les interrogations de l’auteur. On notera l’imagerie érotique qu’il utilise. Ces petits bouts de gâteau imbibés, qui font « tressaillir » d’un « plaisir délicieux », n’auraient-ils pas partie liée avec le désir et l’inceste ? L’emploi par l’auteur de mots suggestifs, proches de moule ou de vulve, ou alors rainure et coquille le suggère…

A rapprocher de « Rosset sur la jota majorquine » et aussi de « Modiano sur oubli et mémoire« . A propos de la relation entre maison et souvenir, on peut aussi voir « Bachelard sur la maison » et Chamoiseau sur maison et enfance. Et pour la relation mère et souvenir voir Appelfeld sur la mémoire.

« (…) ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, je me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portais à mes lèvres une cuillère de thé où j’avais laisser s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis , attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? (…) Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité (…) Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser puis faire entrer dans sa lumière » (p.142-143)

« (…) je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement ;  » (p.143)

« Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever au fond de moi ? » (p.144)

« Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. » (p.144)

« Et dès que j’eus reconnu le goût du petit morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était ma chambre, vint comme un décor de théâtre (…). » (145)

Source : Marcel Proust, Du côté de chez Swann, GF Flammarion, 1987Pages 143, 144, 145.

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Ouaknin sur la lecture

Lampadaire tordu

« Aussi, une lecture est-elle une coproduction entre l’auteur et le lecteur. »

La parole peut soigner l’âme, lever les blocages et les clôtures qui s’opposent à l’épanouissement de l’être. Ecrite, elle ouvre à la rencontre avec l’autre, et avec soi-même, à condition de lire en interprétant. Une lecture libératrice des sens inépuisables contenus dans le texte. Tel est le principe de la Bibliothérapie proposée par Marc-Alain Ouaknin. 

Rapprochements possibles avec « Macé sur lecture et vie« , « Manguel sobre lectura silenciosa« , « Manguel sobre lectura y mundo« .


« Tout livre est en puissance une vaste bibliothèque. Le lecteur n’entre pas dans un texte déjà façonné avant lui, dont les sens sont figés et qu’il ne ferait que parcourir passivement, les significations venant à lui sûrement, sans ambiguïté. Non, la lecture est toujours singulière, créatrice de sens multiples.

Aussi, une lecture est-elle une coproduction entre l’auteur et le lecteur. » (p.245)

« Il y a une activité de coopération textuelle, où le lecteur n’est pas la voix haute transposant l’écrit silencieux, mais une réelle production. » (p.244-245)

« Nous sommes ici dans une logique autre que celle du vrai et du faux. Une compréhension est toujours de l’ordre du possible et du « peut-être ». Elle peut être correcte ou juste, mais jamais vraie ou fausse. » (p.242)

« Aucune interprétation n’est recevable si elle est porteuse de violence et de volonté destructrice à l’égard d’autrui. » (p.242)

« La bibliothérapie trouve son acte de naissance dans la rencontre entre la force langagière —(…) qui n’est plus abandonnée aux magiciens, aux prêtres et aux charlatans— et le lieu d’expression primordiale et première de cette force : le livre. » (p.17)

Source : Marc-Alain Ouaknin, Bibliothérapie, lire c’est guérir, Seuil, 1994. Pages 17, 242, 244 et 245.

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