Kafka sur lui-même

 « Aujourd’hui je n’ose même pas me faire des reproches. Criés à l’intérieur de ce jour vide, leur écho vous soulèverait le cœur »

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Quelques aspects de la personnalité de Kafka, tel qu’il se dévoile dans certains passages de son Journal. Sa tendance à l’auto-dénigrement, voire à s’y complaire. Ses doutes aussi sur ses propres capacités, son manque de volonté, et cette invraisemblable peur alimentaire de se consacrer entièrement à ce qu’il aimait le plus, la littérature. L’humain que nous sommes tous, derrière un écrivain unique.

Voir aussi Shopenhauer sur la liberté du vouloir, Mann sur hypnotisme et volonté de décider.


« Car je suis de pierre, je suis comme ma propre pierre tombale, il n’y a là aucune faille possible pour le doute ou pour la foi, pour l’amour ou la répulsion, pour le courage ou pour l’angoisse, en particulier ou en général, seul vit un vague espoir, mais pas mieux que ne vivent les inscriptions sur les tombes » (p.17).

« Comment j’aimerais expliquer le sentiment de bonheur qui m’habite de temps à autre, maintenant par exemple. C’est véritablement quelque chose de mousseux qui me rempli de tressaillements légers et agréables, et me persuade que je suis doué de capacités dont je peux à tout instant, et même maintenant, me convaincre en toute certitude qu’elles n’existent pas » (p.18)

« Aujourd’hui je n’ose même pas me faire des reproches. Criés à l’intérieur de ce jour vide, leur écho vous soulèverait le cœur » (p22).

« (…) la littérature ne pourrait pas me faire vivre, ne serait-ce qu’à cause de la lenteur de ma production et du caractère particulier de mes écrits. De plus ma santé et mon caractère m’empêchent également de me résoudre à une vie qui ne pourrait être qu’incertaine dans les meilleurs des cas. Voilà pourquoi je suis devenu fonctionnaire dans une compagnie d’assurances » (p.48)

Source : Franz Kafka, Journal, Le Livre de Poche, 2010.

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Mann sur la volonté de décider

 » (…) les détails grotesques étaient suivis par un public hilare qui hochait la tête, applaudissait, se frappait les genoux, visiblement sous l’empire d’une personnalité puissante et sûre ».

maison enchantéeDes situations qui nous amènent à renoncer à notre volonté de décider ? Un spectacle d’hypnotisme, par exemple, semble répondre Thomas Mann dans sa nouvelle « Mario et le magicien » publiée en 1930. L’hypnotiseur Cipolla jouissant de son pouvoir asservit et souille son public dans une station balnéaire italienne. Mais en réalité Mann nous montre ici l’emprise qu’une personnalité forte peut exercer sur la masse. Une parabole en fait du fascisme, inspirée par un séjour familial dans l’Italie Mussolinienne.  

Très troublant pour un regard actuel le fait que Mann ait choisi un spectacle -le divertissement donc- pour cette allégorie. Le divertissement, quand il devient omniprésent comme de nos jours, peut-il suffire à écraser la volonté des individus?

Voir aussi : Pascal sur le divertissement, Shopenhauer sur la liberté du vouloir, Besnier sur la « zombification », Gianinni sobre el aburrimiento, Baudelaire sur l’ennui.


« Il choisissait dans un jeu, sans les montrer, trois cartes qu’il cachait dans la poche intérieure de sa redingote ; il présentait le second jeu à quelqu’un, et la personne en tirait précisément les trois mêmes cartes, — pas toujours parfaitement les mêmes, mais dans la plupart des cas, Cipolla triomphait lorsqu’il montrait au public ses trois cartons. Il remerciait alors négligemment des applaudissements par lesquels on reconnaissait, bon gré, mal gré,  la force dont il faisait preuve. Un jeune homme du premier rang, à notre gauche, Italien au visage fièrement taillé, se leva et se déclara décidé à choisir clairement selon sa volonté et à résister consciemment à toute influence de quelque sorte qu’elle fût. Quelle issue Cipolla prévoyait dans ces conditions ? « Vous aller ainsi, répondit le cavalière, me rendre ma tâche un peu plus difficile. Votre résistance ne changera rien au résultat. La liberté existe, la volonté existe, mais la liberté de volonté n’existe pas, car la volonté qui tend à sa liberté frappe dans le vide. Vous êtes libre de tirer ou ne pas tirer la carte. Mais si vous tirez, vous tirerez la bonne, d’autant plus sûrement que vous chercherez davantage à agir librement ». » (p.93-94)

 « Au diable de savoir dans quelle mesure Cipolla soutenait ses dons naturels par des trucs mécaniques et des petits tours de prestidigitation. Si on admet un tel amalgame, la curiosité de tous les spectateurs s’accordait à jouir d’un divertissement extraordinaire et à reconnaitre un talent professionnel que personne ne niait. Lavora bene ! Nous entendîmes plusieurs fois cette constatation dans notre voisinage, ici et là ; elle révélait la victoire de l’équité objective sur l’antipathie et la silencieuse révolte. » (p.94)

 » (…) on assista à tout ce que peut offrir ce domaine inquiétant de la nature, depuis les phénomènes les plus insignifiants jusqu’aux plus monstrueux ; les détails grotesques étaient suivis par un public hilare qui hochait la tête, applaudissait, se frappait les genoux, visiblement sous l’empire d’une personnalité puissante et sûre ; toutefois, à ce qu’il me parut, du moins, cela n’allait pas sans un sentiment d’aversion pour ce qu’il y avait de déshonorant pour chacun et pour tous, dans les triomphes de Cipolla. » (p.101)

Source : Thomas Mann, Mario et le magicien, GF Flammarion, 1983. Pages 93, 94, 101.

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Shopenhauer sur la liberté du vouloir

« Or c’est précisément la liberté du vouloir qui est aujourd’hui en question… »

Je fais comme je veux ! C’est mon choix ! Mots qui résonnent avec éclat dans la sphère médiatique et dans notre quotidien, comme s’ils étaient l’évidence même. Exclamations que l’on peut juger à l’aune de l’interrogation de Shopenhauer sur le libre arbitre. Le pouvoir vouloir existe-t’il ?

« Le concept empirique de la liberté nous autorise à dire : « Je suis libre si je peux faire ce que je veux ; mais ces mots « ce que je veux » présupposent déjà l’existence de la liberté morale. Or c’est précisément la liberté du vouloir qui est maintenant en question, et il faudrait en conséquence que le problème se posât comme suit : « Peux-tu aussi vouloir ce que tu veux ? » — ce qui provient de la question de savoir si la volonté dépend de la volonté d’un autre qui te précède. Admettons que l’on répondît par l’affirmative à cette question : aussitôt il s’en présenterait une autre : « Peux-tu aussi vouloir ce que tu veux ? » et l’on régresserait ainsi à l’infini en remontant toujours la série des volontés, et en considérant chacune d’elles comme dépendante d’une volonté antérieure ou plus profonde, sans jamais parvenir sur cette voie à une volonté primitive, susceptible d’être considérée comme exempte de toute relation et de toute dépendance. Si d’autre part, la nécessité de trouver un point fixe nous faisait admettre une pareille volonté (…) nous pourrions choisir pour volonté libre et inconditionnée la première de la série (…) ce qui ramerait la question à cette autre fort simple : « Peux-tu vouloir ? » Suffit-il de répondre affirmativement pour trancher le problème du libre arbitre ? Mais c’est là précisément ce qui est en question, et qui n’est pas réglé. (p.26)

« (…) il a fallu à fin de pouvoir néanmoins étendre à la volonté le concept de liberté, le modifier (…) Ceci arriva lorsqu’on pensa le concept de liberté seulement en général en l’absence de toute nécessité. » (p.26-27)

« On entend par nécessaire tout ce qui résulte d’une raison suffisante donnée. » (p.27)

« Il faudrait donc que la liberté, dont le caractère essentiel est l’absence de toute nécessité, fût l’indépendance absolue à l’égard de toute cause, c’est-à-dire la contingence et le hasard absolus. » (p.28)

« Quoi qu’il en soit, le mot libre signifie ce qui n’est nécessaire sous aucun rapport, c’est-à-dire ce qui est indépendant de toute raison suffisante. » (p.28).

« Une volonté libre, avons-nous dit, serait une volonté qui ne serait déterminée par aucune raison, c’est-à-dire par rien, puisque toute chose qui en détermine une autre est une raison ou une cause ; une volonté dont les manifestations individuelles (volontés) jailliraient au hasard et sans sollicitation aucune, indépendamment de toute liaison causale et de toute règle logique (…)  Toutefois, il ne manque pas un terme technique pour désigner cette notion si obscure et si difficile à concevoir : on l’appelle liberté d’indifférence. » (p.29)

« L’hypothèse d’une pareille liberté d’indifférence entraîne immédiatement l’affirmation suivante (…) : à savoir qu’un homme placé dans des circonstances données et complètement déterminées par rapport à lui, peut, en vertu de cette liberté d’indifférence agir de deux façons diamétralement  opposées. » (p.30)

Voir aussi Kafka sur lui-même.

Source : Arthur Shopenhauer, Essai sur le libre arbitre, Rivages poche, 2011.

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