Bukowski sur la littérature actuelle

« Je tirais livre après livre des étagères. Pourquoi est-ce que personne ne disait rien? Pourquoi est-ce que personne ne criait? »

trapeciste

L’autre jour une de mes amies me faisait remarquer que depuis belle lurette le site Traces ne montrait aucune activité. Qu’il fallait l’activer, disait-elle, sans trop s’y engager. Or, le soir même je tombai sur une citation de Charles Bukowski qui semblait presque parfaite pour cette noble tâche : elle était comme spécialement faite pour Traces (hormis tout anachronisme) et me je suis promis de l’y envoyer. Bukowski se dit déçu d’une certaine littérature mondialisée et quelque peu anodine, lui préférant la passion des grands écrivains du passé. Ses propos datent de 1979, aujourd’hui il serait peut-être encore plus sévère avec le nombrilisme ambiant et son rejeton, l’auto-fiction. Mais enfin, ne parlons pas à sa place, voici ce qu’il écrivait.

Une collaboration signée Gaston.


« J’étais jeune, affamé, ivrogne, essayant d’être un écrivain. J’ai passé le plus clair de mon temps à lire Downtown à la bibliothèque municipale de Los Angeles et rien de ce que je lisais n’avait de rapport avec moi ou avec les rues ou les gens autour de moi. C’était comme si tout le monde jouait aux charades et que ceux qui n’avaient rien à dire fussent reconnus comme de grands écrivains. Leurs écrits étaient un mélange de subtilité, d’adresse et de convenance, qui étaient lus, enseignés, digérés et transmis. C’était une machination, une habile et prudente « culture mondiale ». Il fallait retourner aux écrivains russes d’avant la révolution pour trouver un peu de hasard, un peu de passion. Il y avait quelques exceptions, mais si peu que les lire était vite fait et vous laissait affamé devant des rangées et des rangées de livres ennuyeux. Avec le charme des siècles à redécouvrir, les modernes n’étaient pas très bons. Je tirais livre après livre des étagères. Pourquoi est-ce que personne ne disait rien? Pourquoi est-ce que personne ne criait? »

Voir aussi : Arendt sur la culture de masse ; Hesse sur les médias ; Ortega y Gasset sur le spécialiste barbare ; Ionesco sur la vacuité ;

Source : Charles Bukowski, Préface à Demande à la poussière de John Fante, Ed. 10/18, avril 2018, page 7.

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Némirovsky sur l’escapade du chat

« Il but ce sang chaud, les paupières serrées, avec délice »

feu rampe

Un chat bourgeois sort faire une promenade nocturne dans la campagne, alors que ses maîtres font une halte dans leur fuite devant l’occupant allemand ; enivré par la nature, il cède à ses pulsions premières et montre alors son être profond : comme beaucoup peut-être pendant les années d’occupation. Irène Némirovsky excelle ici dans l’art de la description et de l’allégorie. Romancière russe écrivant en français, elle a connu au moment de la défaite le drame de l’exode avant de trouver refuge dans un village du Morvan. C’est là qu’elle a écrit Suite Française, privée de moyens, mais immergée dans une situation qu’elle a su décrire comme nul autre. Arrêtée en tant que juive, elle est déportée à Auschwitz et assassinée en 1942.

Voir aussi Sarraute sur Flaubert, Flaubert sur la casquette, Walser sur la saucisse.


« Dans le poulailler, dans le pigeonnier tout s’éveilla, trembla, se cacha la tête sous l’aile, sentit l’odeur de la pierre et de la mort ; une petite poule blanche grimpa précipitamment sur un baquet de zinc, le renversa et s’enfuit avec des caquètements  éperdus. Mais le chat avait sauté sur l’herbe maintenant, il ne bougeait plus, il attendait. Ses yeux ronds et dorés luisaient dans l’ombre, il y eut un bruit de feuilles remuées. Il revint portant sur sa gueule un petit oiseau inerte; il léchait doucement le sang qui coulait de sa blessure. Il but ce sang chaud, les paupières serrées, avec délice. Il avait mis ses griffes sur le coeur de la bête, tantôt les desserrant, tantôt les enfonçant dans la tendre chair, sur les os légers, d’un mouvement lent, rythmé, jusqu’à ce que ce coeur s’arrête de battre. Il mangea l’oiseau sans hâte, se lava, lustra sa queue, l’extrémité de sa belle queue de fourrure où l’humidité de la nuit avait laissé une trace mouillée et brillante. (…). La courte nuit de juin s’achevait, les étoiles pâlissaient, l’air sentait une odeur de lait et d’herbe humide ; la lune cachée à demi derrière la forêt ne montrait plus qu’une corne rose qui s’effaçait dans le brouillard, lorsque le chat lassé, triomphant, trempé de rosée, mâchonnant un brin d’herbe entre ses dents, se coula dans la chambre de Jacqueline, sur son lit, cherchant la place tiède des petits pieds maigres. Il ronronnait comme une bouilloire. » (p. 173-174)

Source : Irène Némirovsky, Suite Française, Folio, 2015.

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Sarraute sur Flaubert

« (…) tous ces défauts lui ont permis d’écrire un chef-d’œuvre : Madame Bovary. Je dis bien : tous ces défauts. Le beau style redondant et glacé, l’imagerie de qualité douteuse, des sentiments convenus (…) »

Racines Bretagne
Photo de Gaston

Voici donc Natalie Sarraute, figure du Nouveau Roman, cherchant à comprendre le génie d’un romancier traditionnel. Elle le fait comme en s’en excusant : « Tâchons d’oublier toute idée préconçue et tous les commentaires dont ce langage a été l’objet et efforçons-nous d’établir avec lui ce contact direct et ingénu qu’exige toute œuvre d’art, si ancienne et si bien connue soit-elle. Oublions toute polémique et essayons de lire avec des yeux neufs, en nous attachant d’abord à la seule écriture, en écartant toute signification. » (page 64).

Pour elle, on verra, la question tourne autour des descriptions Flaubertiennes.

Voir aussi : Flaubert sur la casquetteNizon sur l’action proseWalser sur la saucisse.

Une collaboration de Gaston.


« (…) Comme chacun sait, chez Flaubert la description domine. On pourrait dire que toute son œuvre n’est qu’une immense succession de morceaux descriptifs. C’est dans la description que sa fameuse objectivité et sa beauté formelle se réalisent.

« Examinons donc un instant ces descriptions. Leur qualité principale, toute parnassienne, est une précision extrême. La phrase rigide, sans flottement, fige l’objet et lui donne des contours sans tremblement ni bavure. Nous suivons chaque détail de ces contours. Chaque détail choisi pour mieux faire ressortir l’image, les lignes nettes, la nuance exacte de chaque couleur. L’éclat du style, le balancement un peu solennel de ces belles phrases rythmées et parfaitement construites font comme un glacis qui préservera le tableau de l’usure du temps et lui assurera une vie éternelle. Donc nous regardons. Les mots sont là qui nous y invitent. Et ici qu’on me pardonne. Je vous ai prévenus que je regarderais cette œuvre comme un événement neuf et sans idée préconçue. Ici soyons sincères, et disons ce que font surgir en nous ces belles descriptions ciselées et cadencées. Les mots, lourds de sens tant par ce qu’ils signifient que par leur sonorité, leur place, leurs rapports, nous font dessiner et peindre des images. C’est là le travail que la forme descriptive exige à tout instant du lecteur. » (p.70)

 » (…) mais ces images que nous peignons, si, le premier moment d’émerveillement passé, nous les examinons, nous nous apercevons qu’il y a dans leur charme quelque chose de douteux, quelque chose d’inquiétant.

« En effet ces images sont très différentes de celles que nous propose la bonne peinture. Des mots et des mots seuls que nous devons charger de contenu – et qui, par eux-mêmes, ne sont rien – nous permettent de les voir. Nous nous efforçons alors, nous travaillons, nous cherchons dans nos stocks, nos réserves de souvenirs. On nous parle de la trirème d’Hamilcar, et ces mots font surgir les somptuosités de Carthage ; on nous parle de voile bombée dans la longueur du mât, et qu’accourent vite en nous tous les mâts et les voiles qui nous font construire ce mât et cette voile-là. (…) Mais ce que nous fabriquons ainsi à la hâte, est-ce vraiment quelque chose que nous oserions appeler un objet d’art ? D’où viennent ces réminiscences ? Ces objets préfabriqués que nous avons dans nos réserves, ces séries énormes d’objets semblables dont nous tirons un échantillon ? Quelle commune mesure y a-t-il entre ces images et une œuvre d’art, un tableau comme ceux de ce contemporain de Flaubert, Delacroix, par exemple ? Quand nous regardons une toile de Delacroix dont chaque ligne et chaque rapport de couleurs nous emplit d’abord, sans que nous ayons aucun effort à faire pour leur substituer d’autres couleurs et d’autres lignes par nous fabriquées, notre effort part de l’image imposée, de celle-ci et pas d’une autre, et se porte hors d’elle sur quelque chose d’ineffable, que pour la première fois les lignes et les couleurs nous révèlent et qui nous apporte la pure joie esthétique.

« Mais c’est à une fabrication d’images que nous occupent Flaubert et les Parnassiens.

« L’hostilité avec laquelle le style de Flaubert s’est si souvent trouvé aux prises, elle vient de cet effort qu’il exige et du résultat qu’il nous fait obtenir.

« Car combien plates et convenues sont nos réminiscences de trirèmes et de chevaux d’ivoire courant sur l’écume des mers. Combien elles ressemblent à des peintures de qualité douteuse. Leur beauté formelle et leur éclat donnent cette même jouissance. Seule une description subjective, déformée et épurée, empêche que nous la fassions adhérer à des images préexistantes, forcément conventionnelles. Et comme nous sommes loin ici de cette recherche moderne de la sensation pure, de ce bond au plus vif, au plus pressé, qui fait éclater la phrase traditionnelle et donne aux mots un sens neuf, ou encore les déforme et les invente, comme chez Rimbaud, Mallarmé ou Joyce ! Il ne s’agit plus pour ces écrivains de nous enfermer parmi des images faites d’éléments très connus et par nous retrouvés, mais de nous débarrasser de ces images pour nous donner des impressions neuves. Impressions qui ne servent qu’une fois, qui grossiront plus tard notre stock de réminiscences et qu’il sera dangereux pour tout écrivain de l’avenir de nous obliger à faire surgir.

« Cette description qui fait de Flaubert, pour certains écrivains d’aujourd’hui, pourtant opposés à la tradition, et dont la forme est très différente de la sienne – et dès lors on comprend mal leur erreur – un précurseur et un maître, c’est la base essentielle de la plus grande partie de son œuvre. » (p. 71-73)

 » (…)  Le langage, je le répète, renvoie à un sens. Et si le langage est creux, le lecteur, qu’on le veuille ou non, le remplit. » (p. 74)

« (…) Ainsi me dira-t-on, ce ne serait donc que cela, Flaubert ?  Ce beau style pompeux et glacé qui fait surgir en nous, qui nous contraint à fabriquer des chromos ? Cette absence de complexité psychologique qui fait de Salammbô une imagerie enfantine et abaisse L’Éducation sentimentale au niveau d’une lourde peinture de mœurs ? Cette curieuse naïveté qui lui fait considérer avec respect et peindre avec sérieux des passions qui, par leur caractère platement conventionnel, frisent parfois le ridicule ?

« L’œuvre de Flaubert, ce serait donc cela ? Et je dirai oui, mais malgré cela, et même jusqu’à un certain point à cause de cela, Flaubert est un des grands précurseurs du roman moderne. Car tous ces défauts lui ont permis d’écrire un chef-d’œuvre : Madame Bovary.

« Je dis bien : tous ces défauts. Le beau style redondant et glacé, l’imagerie de qualité douteuse, des sentiments convenus, une réalité en trompe l’œil. Mais, cette fois – et c’est là toute la différence – le trompe l’œil est présenté comme tel.

« Dès lors, tout ce qui était inacceptable dans l’œuvre de Flaubert contribue à la perfection de ce roman. Les défauts de Flaubert deviennent ici des qualités. Quelque chose maintenant les transforme, qui a l’importance des plus grandes découvertes. Un aspect neuf du monde, une substance inconnue a fait irruption dans le roman.

 « S’il fallait apporter la preuve que ce qui compte en littérature, c’est la mise au jour, ou la re-création d’une substance psychique nouvelle, aucune œuvre, mieux que Madame Bovary, ne pourrait la fournir.

 « Cet élément neuf, cette réalité inconnue dont Flaubert, le premier, a fait la substance de son œuvre, c’est ce qu’on a nommé depuis l’inauthentique. »(p. 75-77)

Source : Nathalie Sarraute, « Flaubert le précurseur », in Preuves, février 1965. Paru aussi dans « Paul Valéry et l’Enfant d’Éléphant ⁎ Flaubert le précurseur», nrf, Gallimard 1986.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Nizon sur l’action prose

« Rien, si ce n’est cette passion au bout des doigts : écrire, former des mots, des lignes (…). »

Glicine

Une écriture partant de zéro, comme une exploration. Une thématique qui se forme dans l’action même d’écrire. Cela a été à un certain moment l’attitude narrative de Paul Nizon, son « action prose ».

Voir aussiNizon sur l’écriture sans idées ; Ionesco sur  la vacuité  Walser sur la saucisse ; Rilke sur le désir d’écrire.


 » « Qu’avez vous à dire ? » Voilà la question qu’on me posait. Rien, que je sache. Point d’opinion, point de programme, point d’engagement, point d’histoire, point d’affabulation, point de fil d’un récit. Rien, si ce n’est cette passion au bout des doigts : écrire, former des mots, des lignes, cette espèce de fanatisme de l’écriture qui est mon bâton de route et sans lequel, pris de vertige, je m’écroulerais purement et simplement. Ni thème de vie, ni thème littéraire, matière seulement qu’il me faut, par le moyen de l’écriture, consolider, afin qu’il existe quelque chose sur quoi je puisse poser mes pieds. » p(20)

Source : Paul Nizon, Canto, Éditions Jacqueline Chambon, 1991.

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Walser sur la saucisse

« A quoi je pense ? Je pense à une saucisse. C’est affreux »

Pont Lyon 2

Voici des extraits des réflexions sur une saucisse de l’écrivain et poète suisse-allemand Robert Walser, que Paul Nizon considère comme l’un de ses maîtres en littérature, un maître capable d’écrire même sans contenus ni idées. Nizon voit-il juste ? Est-ce que l’absence de grandes histoires dans les brefs textes de Walser reflète une absence de contenu ? Rien n’est moins sûr, c’est comme la prétendue vacuité des textes d’Eugène Ionesco, en fait, il y a toujours quelque chose. La culpabilité par exemple, comme dans « La Saucisse », dont Traces présente ici deux extraits. On notera un style ciselé fait de répétitions rythmées, à la façon d’un Thomas Bernhard, peut-être sous l’influence de Walser. 

Dans le deuxième extrait, les mots marqués en caractères gras permettent de mettre en évidence la recherche par Walser d’un rythme dans la répétition, comme il est montré dans le commentaire plus bas. Cela illustre bien cette phrase de Walser : « J’ai l’intention de danser avec les mots ».

Voir aussi, Nizon sur l’écriture sans idées ; Ionesco sur  la vacuité  ; Bernhard sur le monde artistique.

Voir aussi le commentaire de Gaston, « Hommage à Walser ».


« A quoi je pense ? Je pense à une saucisse. C’est affreux. Jeunes gens, hommes qui servez l’Etat, vous en qui l’Etat place son espoir, prenez soin de m’examiner et de considérer en moi un horrifique exemple, car je suis tombé bien bas. Je n’arrive pas à m’arracher à la pensée que j’avais, tout à l’heure, une saucisse qui est perdue pour toujours à présent. Je l’ai sortie de mon armoire et à cette occasion, je l’ai mangée. Avec un plaisir trop insincère, semble-t-il, j’ai mangé ce qui pourrait encore exister si je ne l’avais pas englouti. Il y a quelques minutes encore, la meilleure et la plus juteuse des saucisses était là, bien en chair, mais à présent, par la faute d’une consommation hélas trop étourdie, la plus délectable des saucisses à disparu, ce dont je suis inconsolable. Ce qui était là tout à l’heure est loin, et plus jamais personne ne me le rendra. »

« (…) et comme elle était juteuse, de ma vie je n’ai jamais rien mangé de plus juteux, et cela, juteux et délectable, pourrait être juteux et délectable encore à présent, et cela, rose et tendre, pourrait être rose et tendre encore à présent, et cela, parfumé, parfumé encore à présent, et cela, délicieux et appétissant, délicieux et appétissant encore à présent, et cela, long et rond, rond et long encore à présent, et cela, fumé, fumé encore à présent, et cela, lardé de lard, lardé de lard encore à présent, si j’avais eu de la patience. »

Source : Robert Walser, La Saucisse in Morceaux de prose, éditions Zoé, 2008; Version électronique ePub.


Commentaire

Dans le paragraphe précédent ont été marqués en gras les adjectifs répétés. Si l’on attribue à chacun  un chiffre,  on voit apparaitre une régularité rythmique :

(juteuse) (juteux) :                                                                 (1)  (1)

(juteux, délectable ) (juteux, délectable) :                     (1,2)  (1,2)

(rose, tendre) (rose, tendre) :                                            (3,4) (3,4)

(parfumé, parfumé) :                                                             (5) (5)

(délicieux et appétissant) (délicieux et appétissant):   (6,7) (6,7)

(long, rond) (rond, long) :                                                   (8,9) (9,8)

 (fumé) (fumé) :                                                                     (10) (10)

 (lardé de lard) (lardé de lard) :                                         (11) (11)

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Nizon sur l’écriture sans idées

 » (…) même sans idées ni contenu, sans message, voire sans thématique notable, on peut néanmoins pratiquer une activité d’écriture (…) »

Mur Gaston
Photo de Gaston

Peut-on écrire quand on n’a pas grand chose à raconter ? En répondant par l’affirmative, Paul Nizon cite son « accoucheur » en écriture — l’écrivain et poète suisse Robert Walser—  alors qu’il s’interroge lui-même sur la signification de l’écriture dans sa vie.

Voir aussi Walser sur la saucisse, Ionesco sur la vacuité.


« Pour ce qui est de Robert Walser, j’ai eu très trop le pressentiment que, même sans idées ni contenu, sans message, voire sans thématique notable, on peut néanmoins pratiquer une activité d’écriture et la maintenir en vie — rien qu’avec les moyens de la langue !  » (p.16)

« A propos de Walser, on disait qu’il ne cessait de quitter ses emplois et qu’il se retirait avec la petite somme qu’il avait économisé dans des mansardes et autres locations de fortune afin d’accomplir « princièrement pauvre et royalement libre » un travail d’écriture qui manifestement était invisible. Ce travail devait en valoir la peine, et pour un tas de raisons, sinon il n’aurait pu être entretenu et légitimé avec autant d’opiniâtreté. Walser disait de son travail : « Peut-être suis-je un acteur poète ou un chanteur sans voix ou un orateur à qui tout le talent oratoire fait défaut. » « J’ai l’intention de danser avec les mots ». « Je sais que je suis une sorte d’artisan romancier » (…). Si je suis dans de bonnes dispositions, c’est-à-dire de bonne humeur, je taille, répare, rabote, forge, frappe, martèle ou cloue ensemble des lignes dont on comprend tout de suite le contenu. On peut, si on le désire, m’appeler tourneur écrivain. Pendant que j’écris, je tapisse. Que quelques aimables personnes veuillent me tenir pour un poète, je l’admets par esprit de conciliation et par politesse. Mes proses ne constituent, à mon avis, rien d’autre que des parties d’une longue histoire réaliste pauvre en action« . p(16-17)

Source : Paul Nizon, Marcher à l’écriture, Actes Sud, 1991.

 

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Nizon sur la rêverie

« Le rêveur éveillé est un être qui anticipe la vie en rêvant. »

gaviota avilés

La rêverie. Ce voyage intérieur et solitaire, errance sans support autre que la divagation et le hasard.  Est-ce juste le propre du bon a rien, de celui qui cherche à s’évader du monde, en laissant filer le temps pour ne pas y être ? Ou, peut, au contraire, être aussi une expérience enrichissante, source de pensée, favorisant la créativité et l’ouverture ? C’est la deuxième option que défends Paul Nizon dans les citations que nous proposons ici.

Voir aussi Bachelard sur la maison, Schulz sur jeunesse et rêve, Winnicott sur la capacité d’être seul, Winnicott et sur créativité et soumission.


« Un propre à rien est un rêveur éveillé, mais le rêve éveillé n’est pas obligatoirement une mince affaire. Je pense que le caractère poétique a toujours eu à voir avec le rêve éveillé. Le rêveur éveillé est un être qui anticipe la vie en rêvant. Il reste couché sous l’arbre de la vie mais ne cherche pas à y monter avec une petite échelle, il ne l’escalade pas parce qu’il craint en grimpant, et surtout en montant dans l’arbre, non seulement de perdre de vue en un clin d’oeil ce bel arbre rond plein de mystères et de promesses, ce point de vue, cet instant, mais encore de le perdre tout à fait et pour toujours. S’il se trouvait dans l’arbre il ne pourrait en tout cas plus l’admirer.

« Le rêveur éveillé est exigeant, il ne voudrait pas se contenter de miettes, il ne voudrait pas devenir une fourmi dans cet arbre. Il ne lui est pas possible de s’emparer totalement de l’arbre. Ainsi pour lui, rester-couché-sous-l’arbre est avoir une forme de pro-jet, un avoir dans la tonalité du moi.

« Le rêve éveillé est une forme d’amour de la vie, une gravidité dont on a le pressentiment, une forme de conscience rêveuse de la vie » (p.36)

Source : Paul Nizon, Marcher à l’écriture, Actes Sud, 1991.

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Barthes sur la lecture

« La relecture seule sauve le texte de la répétition (…) »

Banc pierre ruines 3

Pour Roland Barthes l’oeuvre n’a pas un sens unique, figé pour toujours. Un sens qui serait défini par la seule volonté de son créateur, ou par celle d’un lecteur savant, fut-il critique professionnel, ou même par une lecture unique. L’oeuvre est riche d’une pluralité débordante. Roland Barthes nous invite à oublier l’auteur autoritaire autant que le lecteur univoque et la lecture unique, pour laisser le passage à des lectures, créatrices et multiples, où l’on investit une et mille fois le texte de son propre imaginaire, en pénétrant dans ce qu’il a d’ouvert, de non determiné, de non écrit. En s’en enrichissant et en l’enrichissant chaque fois d’un apport personnel.

Voir aussi : Ouaknin sur la lecture« Macé sur lecture et vie« , « Manguel sobre lectura silenciosa« , « Manguel sobre lectura y mundo« , Rilke sur le désir d’écrire.


« La relecture seule sauve le texte de la répétition (ceux qui négligent de relire s’obligent à lire partout la même histoire), le multiplie dans son divers et son pluriel ». (p.22)

 » (…) le travail du commentaire, dès lors qu’il se soustrait à toute idéologie de la totalité, consiste précisément à malmener le texte, à lui couper la parole » (p. 21-22)

« L’Auteur lui-même —déité quelque peu vétusté de l’ancienne critique — peut, ou pourra un jour constituer un texte comme les autres : il suffira de renoncer à faire de sa personne le sujet, la butée, l’origine, l’autorité, le Père, d’où dériverait son œuvre, par une voie d’expression ; il suffira de le considérer lui-même comme un être de papier et sa vie comme une bio-graphie (au sens étymologique du terme), une écriture sans réfèrent, (…) » (p. 217).

« Le texte est en somme en somme un fétiche ; et le réduire à l’unité du sens, par une lecture abusivement univoque, c’est couper la tresse, c’est esquisser le geste castrateur » (p. 166).

Source : Roland Barthes, S/Z, Éditions du Seuil/Tel Quel, 1970.

 

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Kafka sur lui-même

 « Aujourd’hui je n’ose même pas me faire des reproches. Criés à l’intérieur de ce jour vide, leur écho vous soulèverait le cœur »

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Quelques aspects de la personnalité de Kafka, tel qu’il se dévoile dans certains passages de son Journal. Sa tendance à l’auto-dénigrement, voire à s’y complaire. Ses doutes aussi sur ses propres capacités, son manque de volonté, et cette invraisemblable peur alimentaire de se consacrer entièrement à ce qu’il aimait le plus, la littérature. L’humain que nous sommes tous, derrière un écrivain unique.

Voir aussi Shopenhauer sur la liberté du vouloir, Mann sur hypnotisme et volonté de décider.


« Car je suis de pierre, je suis comme ma propre pierre tombale, il n’y a là aucune faille possible pour le doute ou pour la foi, pour l’amour ou la répulsion, pour le courage ou pour l’angoisse, en particulier ou en général, seul vit un vague espoir, mais pas mieux que ne vivent les inscriptions sur les tombes » (p.17).

« Comment j’aimerais expliquer le sentiment de bonheur qui m’habite de temps à autre, maintenant par exemple. C’est véritablement quelque chose de mousseux qui me rempli de tressaillements légers et agréables, et me persuade que je suis doué de capacités dont je peux à tout instant, et même maintenant, me convaincre en toute certitude qu’elles n’existent pas » (p.18)

« Aujourd’hui je n’ose même pas me faire des reproches. Criés à l’intérieur de ce jour vide, leur écho vous soulèverait le cœur » (p22).

« (…) la littérature ne pourrait pas me faire vivre, ne serait-ce qu’à cause de la lenteur de ma production et du caractère particulier de mes écrits. De plus ma santé et mon caractère m’empêchent également de me résoudre à une vie qui ne pourrait être qu’incertaine dans les meilleurs des cas. Voilà pourquoi je suis devenu fonctionnaire dans une compagnie d’assurances » (p.48)

Source : Franz Kafka, Journal, Le Livre de Poche, 2010.

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Bernhard sur le monde artistique

« On a toujours dit et affirmé que le professeur de lycée Anna Schreker était la Gertrude Stein autrichienne ou la Marianne Moore autrichienne, alors qu’elle n’a jamais été que la Schreker autrichienne, une écrivassière de quartier atteinte de mégalomanie à la viennoise. »

bouteilles Danie Blic
Détail dune ouvre de Danie Blic

Méchant, acide. Et en même temps, drôle et fin. « Des arbres à abattre », un roman où Thomas Bernhard s’en prend violemment au monde artistique Viennois des années 1980, qualifié de « canaille artistique urbaine ». Le propos du narrateur est outrancier mais fascine. Probablement parce qu’il caresse dans le sens du poil notre propre méchanceté, mais surtout en raison d’un style d’écriture enivrant qui donne au texte un rythme musical, les mots se répétant comme le refrain des chansons. Le lecteur est pris dans un tourbillon dont il peine à s’arracher.

Dans les extraits proposés ici on pourra apprécier la cruelle ironie Bernhardienne, ainsi que son art de la répétition. Sur ce dernier un bref commentaire met en lumière la question du rythme.

Une collaboration signée Harrydel.


Extraits tirés de Thomas Bernhard, Des arbres à abattre.Une irritation, Folio-Gallimard, 2013. Pages 140, 148, 184.

« La Auersberger, qui avait fait apporter à table un deuxième plat de sandre, estima qu’il était tout de même regrettable que le comédien du Burg eût perdu un gant sur le chemin de la Gentzgasse, perdre un gant, estima-t-elle, était aussi grave que de perdre les deux, car un seul gant n’avait aucune valeur. Oui estimèrent ceux qui étaient à table, tous avaient un jour perdu un gant et pensé la même chose. Mais qui sait, dit la Auersberger, peut-être que quelqu’un avait ramassé et rendu le gant. Oui, rendu, mais à qui ? demanda Auersberger à sa femme, et sur ce il avait éclaté de rire, ce qui avait incité les autres à rire également, et ils rirent donc de la question adressée par Auersberger à sa femme, à savoir qui avait rendu ou allait rendre le gant perdu, et à qui, et là-dessus, chacun raconta à table sa propre histoire de gant, car chacun à table avait un jour perdu un de ses gants et avait trouvé la perte de ce seul gant aussi fâcheuse que la perte de deux gants faisant la paire. Aucun d’entre eux n’avait d’ailleurs jamais retrouvé le gant perdu, aucun de ces gants perdus, déclarèrent-ils, n’avait jamais été rendu » (p.140)

« On a toujours dit et affirmé que le professeur de lycée Anna Schreker était la Gertrude Stein autrichienne ou la Marianne Moore autrichienne, alors qu’elle n’a jamais été que la Schreker autrichienne, une écrivassière de quartier atteinte de mégalomanie à la viennoise ; et je pensai maintenant que le professeur de lycée Anna Schreker a aussi commencé à écrire dans les années cinquante et qu’elle a suivi plus ou moins la même voie que la Jeannie Billroth, à savoir la voie sur laquelle un jeune talent se mue en artiste honteusement asservi à l’Etat, sur laquelle une jeune femme écrivant une prose rétrograde se mue en rombière écrivant une prose rétrograde, la voie moyenne et non la voie du génie, comme je le pense maintenant, celle là même sur laquelle la Jeannie Billroth, d’abord obsédée par Virginia Woolf, n’a pas tardé à se prendre pour Virginia Woolf en personne, tout comme la Schreker, d’abord obsédée par Marianne Moore et Gertrude Stein, n’a pas tardé à se prendre pour Marianne Moore ou pour Gertrude Stein en personne. Toutes deux, la Jeannie et la Schreker, ainsi d’ailleurs que le compagnon de vie de cette dernière, se sont très tôt et hélas très scrupuleusement détournées de leurs visions initiales et de leurs desseins initiaux et de leurs passions initiales pour se rallier, en fait de littérature, à l’art abominable de ceux qui veulent seulement complaire à l’Etat ; tous trois se sont commis de la même façon répugnante avec toutes les sortes possibles de conseillers municipaux, ministres et autres fonctionnaires de la culture, comme on les appelle, tant et si bien qu’ils sont morts à mes yeux, au début des années soixante, du jour au lendemain, des suites d’une faiblesse congénitale, comme je le pense, j’ai vu en eux, pour ainsi dire du jour au lendemain, les exactes répliques de ceux qu’ils ont toujours trouvés répugnants et abjects et dont, en présence de tierces personnes, ils n’ont jamais parlé autrement qu’avec le plus grand mépris. » (p.184)

« Les meilleurs théâtres ont été démolis, dit la Auersberger. Hélas, hélas, dit le comédien du Burg, ce n’est que trop vrai. A Vienne c’est toujours le meilleur qui est démoli dit Auersberger, les Viennois démolissent toujours le meilleur, mais quand ils démolissent le meilleur, ils ne remarquent pas que c’est le meilleur qu’ils démolissent, ils le remarquent toujours seulement après coup, quand ils l’ont déjà démoli, le meilleur. » (p. 148)

Le dernier extrait fournit une bonne illustration du recours par Thomas Bernhard à la répétition rythmée des mots. En effet, le mot « meilleur » et le verbe « démolir » y apparaissent en association rien de moins que six fois, et cela selon une cadence bien précise. Si l’on attribue le numéro 1 à « meilleur(s) » et 2 aux différentes formes du verbe « démolir », le rythme de l’apparition ensemble de ces deux mots est: 1,2 – 1,2 – 2,1 – 2,1 – 1,2 – 1,2.

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