Camus sur résistance et courage

« Car c’est peu de chose que de savoir courir au feu (…) quand la course vous est plus naturelle que la pensée »

Albert Camus fait paraître en février 1944 « Lettre à un Allemand qui fût mon ami », dans une revue du mouvement de résistance Franc-Tireur. Il y défend une position à la fois morale et politique de la résistance contre le nazisme. De quoi éclairer des notions très brouillées dans les débats parfois insensés que l’on entend en ces temps macabres qui sont les nôtres. De quoi aussi interpeller ceux qui, de bonne foi, se laissent abuser par des idéologies totalitaires et trompeuses. En voici un court extrait. Voir aussi : Bloch sur les fausses nouvelles ; Rosset sur religion et violence ; Zweig sur Montaigne et les guerres de religion ; Ricoeur sur la violence

Je veux vous dire tout de suite quelle sorte de grandeur nous met en marche. Mais c’est vous dire quel est le courage que nous applaudissons et qui n’est pas le votre. Car c’est peu de choses que de savoir courir au feu quand on s’y prépare depuis toujours et quand la course vous est plus naturelle que la pensée. C’est beaucoup au contraire que d’avancer vers la torture et vers la mort, quand on sait de science certaine que la haine et la violence sont des choses vaines par elles-mêmes. C’est beaucoup que se battre en méprisant la guerre, d’accepter de tout perdre en gardant le goût du bonheur, de courir à la destruction avec l’idée d’une civilisation supérieure. C’est en cela que nous faisons plus que vous parce que nous avons à prendre sur nous-mêmes. Vous n’avez rien eu à vaincre dans votre coeur, ni dans votre intelligence. Nous avions deux ennemis et triompher par les armes ne nous suffisait pas, comme vous qui n’aviez rien à dominer. (p.371)

Albert Camus, Lettre à un Allemand qui fût mon ami ; in Oeuvres, Quarto Gallimard, 2013.

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Bloch sur les fausses nouvelles

« On croit aisément ce que l’on a besoin de croire« 

« Une fausse nouvelle naît toujours de représentations collectives qui pré-existent à sa naissance »

L’historien Marc Bloch a consacré un petit ouvrage à la formation et émergence de fausses nouvelles au cours de la première guerre mondiale. Un contexte évidemment très spécial, qui peut toutefois fournir une base à la réflexion sur les dites « fake news » de notre époque. Notons le fait que, selon lui, les fausses nouvelles prennent, pendant la guerre, sur un terreau préparé par l’imaginaire de la population. Notons aussi le rôle des colporteurs de faux récits en un temps où la presse écrite était soumise à la censure, et de ce fait peu crédible. Aujourd’hui nous avons, simultanément avec une presse papier de faible diffusion, cette formidable source de colportage que sont les réseaux sociaux. Une conjonction qui concoure probablement à l’explosion actuelle des « fake news » et des théories du complot.

Voici quelques citations choisies.

Voir aussi : Ozouf sur l’insulte ; Lançon sur Charlie ;Cervantes sobre la maledicencia ;

« L’erreur ne se propage, ne s’amplifie, ne vit enfin qu’à une condition : trouver dans la société où elle se répand un bouillon de culture favorable. En elle, inconsciemment, les hommes expriment leurs préjugés, leurs haines, leurs craintes, toutes leurs émotions fortes. »

page 17

« Une fausse nouvelle naît toujours de représentations collectives qui pré-existent à sa naissance. ; elle n’est fortuite qu’en apparence, ou, plus précisement, tout ce qu’il y a de fortuit en elle c’est l’incident initial, absolument quelconque, qui déclenche le travail des imaginations; mais cette mise en branle n’a lieu que parce que les imaginations sont déjà préparées et fermentent sourdement. »

pages 48-49

« On ne dira jamais assez à quel point l’émotion et la fatigue détruisent le sens critique »

page 49

« Le doute méthodologique est d’ordinaire le signe d’une bonne santé mentale »

page 50

« (…) on voyait le même homme, alternativement, accepter bouché bée les récits les plus fantaisistes ou repousser avec mépris les vérités le plus solidement établies ; le scepticisme n’y était guère qu’une forme de la crédulité »

page 54, note 1

Source : Marc Bloch, Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre, Editions ALLIA, 1999.

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Bukowski sur la littérature actuelle

« Je tirais livre après livre des étagères. Pourquoi est-ce que personne ne disait rien? Pourquoi est-ce que personne ne criait? »

trapeciste

L’autre jour une de mes amies me faisait remarquer que depuis belle lurette le site Traces ne montrait aucune activité. Qu’il fallait l’activer, disait-elle, sans trop s’y engager. Or, le soir même je tombai sur une citation de Charles Bukowski qui semblait presque parfaite pour cette noble tâche : elle était comme spécialement faite pour Traces (hormis tout anachronisme) et me je suis promis de l’y envoyer. Bukowski se dit déçu d’une certaine littérature mondialisée et quelque peu anodine, lui préférant la passion des grands écrivains du passé. Ses propos datent de 1979, aujourd’hui il serait peut-être encore plus sévère avec le nombrilisme ambiant et son rejeton, l’auto-fiction. Mais enfin, ne parlons pas à sa place, voici ce qu’il écrivait.

Une collaboration signée Gaston.


« J’étais jeune, affamé, ivrogne, essayant d’être un écrivain. J’ai passé le plus clair de mon temps à lire Downtown à la bibliothèque municipale de Los Angeles et rien de ce que je lisais n’avait de rapport avec moi ou avec les rues ou les gens autour de moi. C’était comme si tout le monde jouait aux charades et que ceux qui n’avaient rien à dire fussent reconnus comme de grands écrivains. Leurs écrits étaient un mélange de subtilité, d’adresse et de convenance, qui étaient lus, enseignés, digérés et transmis. C’était une machination, une habile et prudente « culture mondiale ». Il fallait retourner aux écrivains russes d’avant la révolution pour trouver un peu de hasard, un peu de passion. Il y avait quelques exceptions, mais si peu que les lire était vite fait et vous laissait affamé devant des rangées et des rangées de livres ennuyeux. Avec le charme des siècles à redécouvrir, les modernes n’étaient pas très bons. Je tirais livre après livre des étagères. Pourquoi est-ce que personne ne disait rien? Pourquoi est-ce que personne ne criait? »

Voir aussi : Arendt sur la culture de masse ; Hesse sur les médias ; Ortega y Gasset sur le spécialiste barbare ; Ionesco sur la vacuité ;

Source : Charles Bukowski, Préface à Demande à la poussière de John Fante, Ed. 10/18, avril 2018, page 7.Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail

Valéry sur art et technique

 » (…) ainsi serons-nous alimentés d’images visuelles ou auditives, naissant et s’évanouissant au moindre geste, presque à un signe »

arbre coloréA la fin des années vingt, Paul Valéry se s’interrogeait sur les effets du progrès technique sur l’art. L’inévitable emprise des connaissances techniques modernes sur le substrat physique que tout art possède, l’inclinait alors à prévoir une transformation des conditions de reproduction et de transmission des oeuvres, notamment musicales, avec la possibilité d’une certaine ubiquité : on pourrait à tout moment et à tout endroit accéder à une même oeuvre. Mais sa prévision allait plus loin, puisqu’il y incluait l’image. Tout ceci, bien entendu, avant l’avènement du multimédia et du branchement réticulaire universel (BRUNI). De ces évolutions, Valéry voyait l’aspect positif : non seulement la possibilité pour chacun de choisir, sans contrainte de programmation ou autre, son moment d’accès à l’art; mais aussi la possibilité pour ceux confinés à l’enfermement de la solitude, l’infirmité ou l’âge, d’une ouverture sur le monde, d’une sortie par l’art.  Or, à voir aujourd’hui partout des gens toujours isolés dans leurs dispositifs multimédia, on se demande si les nouvelles techniques de l’information n’ont pas eu, aussi, l’effet d’enfermer ceux qui sortent. On peut de même se demander si elles ne favorisent pas le dévoiement de la culture au sens d’Hannah Arendt.

Voir aussi Besnier sur la zombification, Pascal sur le divertissement, Baudelaire sur l’ennui, Arendt sur la culture de masse.


« Sans doute ce ne seront d’abord que la reproduction et la transmission des œuvres qui se verront affectées. On saura transporter ou reconstituer en tout lieu le système de sensations, – ou plus exactement, le système d’excitations, – que dispense en un lieu quelconque un objet ou un événement quelconque. Les œuvres acquerront une sorte d’ubiquité. Leur présence immédiate ou leur restitution à toute époque obéiront à notre appel. Elles ne seront plus seulement dans elles-mêmes, mais toutes où quelqu’un sera, et quelque appareil. » (p.3)

« Comme l’eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin dans nos demeures répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d’images visuelles ou auditives, naissant et s’évanouissant au moindre geste, presque à un signe » (p.4).

« Nous sommes encore assez loin d’avoir apprivoisé à ce point les phénomènes visibles. La couleur et le relief sont encore assez rebelles. Un soleil qui se couche sur le Pacifique, un Titien qui est à Madrid ne viennent pas encore se peindre sur le mur de notre chambre aussi fortement et trompeusement que nous y recevons une symphonie.

« Cela se fera. Peut-être fera-t-on mieux encore, et saura-t-on nous faire voir quelque chose de ce qui est au fond de la mer. » (p.4-5)

« Il est de maussades journées ; il est des personnes fort seules, et il n’en manque point que l’âge ou l’infirmité enferment avec elles-mêmes qu’elles ne connaissent que trop. Ces vaines et tristes durées, et ces êtres voués aux bâillements et aux mornes pensées, les voici maintenant en possession d’orner ou de passionner leur vacance. » (p.5)

Source : Paul Valéry, La conquête de l’ubiquité, édition électronique :

http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

Réalisée à partir du texte Pièces sur l’art in Œuvres, tome II, Nrf, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, pp. 1283-1287Paru d’abord dans De la musique avant toute chose, Éditions du Tambourinaire, 1928.

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Besnier sur la « zombification »

« Faudra-t-il souligner au nombre de menaces trop peu prises au sérieux (…) les effets de la complaisance à déléguer son existence aux avatars évoluant dans les mondes virtuels ? « 

visite2L’affairement quotidien, le divertissement, ces moyens que nous avons de ne pas penser à nous, Pascal les avait déjà observés. Or, grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, on dispose à notre époque de possibilités autrefois inimaginables de fuite de soi. Dans ces citations Jean-Michel Besnier s’élève contre ceux qui n’y voient que des avantages.

Voir aussi « Giannini sobre el aburrimiento« , Pascal sur le divertissement, Baudelaire sur l’ennui, Ionesco sur la vacuité, Mann sur la volonté de décider.


« L’idéal du monde moderne selon Pascal : n’être rien d’autre que cette indolore extraversion que permet l’affairement. L’Occident chrétien avait découvert la subjectivité moderne avec l’exigence de l’introspection, ce dialogue avec soi-même dont Saint Agustin, au IVe siècle après J.-C., avait donné le modèle. Nous sommes en train de l’oublier et de perdre, par là même, notre âme. Les plus sereins, s’agissant de cet oubli de soi, ne craindront pas de louer le monde des machines de dissiper cette encombrante subjectivité qui était aussi associée au sentiment de culpabilité et à l’angoisse existentielle. L’insignifiance qui se développe et qui menace de « zombifier » l’individu à présent dédié aux machines pourra donc être revendiquée par certains comme salutaire et émancipatrice. D’ores et déjà, on entend célébrer les bienfaits de cyberespace qui permet à l’internaute de vivre à l’extérieur de soi (…) (p.17-18)

« Faudra-t-il souligner au nombre de menaces trop peu prises au sérieux (…) les effets de la complaisance à déléguer son existence aux avatars évoluant dans les mondes virtuels ? L’objection à l’activité prétendument ludique consistant à endosser « une seconde vie » sur le Web n’est pas d’abord d’ordre moral : elle ne revient pas à refuser, au nom de quelque impératif d’authenticité, la transfiguration ou la fuite hors de soi à laquelle invitent les machines, telle la Wii, cette console qui transforme n’importe quel joueur en un champion hors norme sur quelque stade virtuel. L’objection est surtout de nature politique : cette délégation de l’existence qui fascine et enthousiasme le technophile d’aujourd’hui accoutume explicitement à la démission par rapport aux urgences de la réalité présente. Là encore, l’engouement pour la machine se révèle symptomatique de l’évolution d’un état des moeurs : il exprime l’abdication du conflit, qui exige le face à face, au profit d’un refuge auprès de la machine (…) qui devient une fin en soi quand elle se présente comme une partenaire, voire comme une interlocutrice exclusive. » (p.19-20)

Source : Jean-Michel Besnier, L’homme simplifié, Fayard, 2014. Pages 17,18 19,20.

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Nietzsche sur les maîtres à penser

« Ils te séduisent, mon style et mon langage ? »

Avec tant d’intellectuels qui prolifèrent aujourd’hui sur les ondes, qui sont à portée de main, voire de clic, ne convient-il pas de garder ses distances par rapport à de prétendus savoirs que nous ne sommes pas toujours capables d’évaluer ? D’éviter que des propos d’intellectuels médiatisés ne deviennent du « médire attisé » ? Voici quelques citations de Nietzsche à ce sujet.

 Rapprochements possibles avec « Ortega y Gasset sur les spécialistes barbares« , « Hesse sur les personnalités médiatiques« , « Maîtres du Talmud sur les maîtres« .


« J’habite ma propre demeure,

Jamais je n’ai imité personne,
Et je me moque de tous les maîtres
Qui ne se moquent pas d’eux-mêmes

Ecrit au-dessus de ma porte. »

Source : Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, Livre de Poche, 1993. Exergue

« Ils te séduisent, mon style et mon langage?
 Quoi tu me suivrais pas à pas?
 Aie souci de n’être fidèle qu’à toi-même —
 Et tu m’auras suivi – tout doux! tout doux ! « 

Source : Ibid Prélude en rîmes No.7- Vademecum-Vadetecum.

 

« Vous ne vous étiez pas encore cherchés : alors vous m’avez trouvé. Ainsi font les croyants ; c’est pourquoi la foi est si peu de chose.

« Maintenant je vous ordonne de me perdre et de vous trouver vous-même ; et ce n’est que quand vous m’aurez renié que je reviendrais parmi vous… » p(14)

« (…) à vous qui êtes ivres d’énigmes, contents du demi-jour, dont l’âme est attirée par des flûtes vers tous les gouffres dangereux : car jamais vous ne voudrez, d’une âme poltronne, suivre un fil conducteur ; et où vous pouvez deviner vous n’aimez pas à ouvrir les portes. »(p.77)

Source : Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, Mille et une nuits, 1996. Page 14 et 77. Il s’agit de citations tirées par Nietzsche lui-même de son Zarathoustra.

 

 

 

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Maîtres du Talmud sur les maîtres

« (..) car leur morsure est comme la morsure du chacal .. »

Rabi TolèdeDans le « Traité des Pères », les maîtres du Talmud mettent en garde contre les sages, c’est-à-dire contre eux mêmes. Paradoxe ? Comme toujours dans le Talmud, c’est à interpréter. Toutefois, par les temps qui courent la question ne manque pas d’intérêt. Avec tant d’intellectuels à portée de main, voire de clic, ne convient-il pas de garder ses distances vis-à-vis de prétendus savoirs que nous ne sommes pas toujours capables évaluer ? D’éviter que des propos d’intellectuels médiatisés ne deviennent du « médire attisé » ? 

Rapprochements possibles avec « Ortega y Gasset sur les spécialistes barbares« , « Hesse sur les personnalités médiatiques« , « Nietzsche sur les maîtres à penser« .


« Chauffe toi au feu des sages, mais prends garde à leurs braises, tu pourrais t’y brûler ; car leur morsure est comme la morsure du chacal, leur piqûre est comme la piqûre du scorpion, leur sifflement comme le sifflement de la vipère, et toutes leurs paroles sont comme des charbons ardents » (p.113)

Source : Commentaires du Traité des Pères. Pirqué Avot, Verdier, 2008. Page 113.

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Hesse sur les médias

« … la manière dont toutes ces informations étaient communiquées, filtrées et formulées, était manifestement marquée au coin d’une fabrication en série, hâtivement exécutée par des éléments irresponsables« .

Il est question dans « Le jeu des perles de verre », roman publié pour la première fois en 1943, d’une société en décadence culturelle dont la crise ouvre la voie à une utopie imaginée par l’auteur. La citation proposée concerne en particulier la crise de la presse : des propos qui ne manquent pas dans la réalité actuelle. Voir aussi « Hesse sur les personnalités médiatiques« , « Bukowski sur la littérature actuelle ».

« Qu’un tableau célèbre changeât de mains, qu’un manuscrit de valeur fût mis aux enchères, un château ancien dévoré par les flammes, le porteur d’un vieux nom aristocratique mêlé à un scandale, les lecteurs en trouvaient dans les milliers d’articles de variétés bien plus qu’un simple compte rendu : le jour même, au plus tard le lendemain, on leur fournissait par surcroît une foule de renseignements anecdotiques, historiques, psychologiques, érotiques et autres sur le sujet à l’ordre du jour ; sur chaque évènement d’actualité on s’empressait de répandre des flots d’encre ; et la manière dont toutes ces informations étaient communiquées, filtrées et formulées, était manifestement marquée au coin d’un fabrication en série, hâtivement exécutée par des éléments irresponsables. » (p.1457)

Source : Hermann Hesse, Le jeu des perles de verres in Romans et Nouvelles ; Le livre de poche, 2005. Page 1457.

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Hesse sur les personnalités médiatiques

Herman Hesse commence à rédiger « Le jeu des perles de verre » peu avant l’arrivée des Nazis au pouvoir en Allemagne, et y met le point final en 1942. Il est question dans ce roman d’une société en décadence culturelle dont la crise ouvre la voie à une utopie imaginée par l’auteur. Par ce cheminement il tentait de reléguer une actualité gênante à un passé surmonté. La description de cette décadence culturelle transpose en effet son sentiment sur l’époque, qu’il a par ailleurs qualifiée de « présent maléfique ». Les citations proposées dépeignent en particulier la crise de la presse et du monde intellectuel : des fictions qui résonnent aujourd’hui.

Cette vision romanesque de la dégradation intellectuelle rappelle les analyses faites quelques années auparavant par José Ortega y Gasset sur les spécialistes barbares.

 

« Il faut avouer qu’une partie des exemples d’avilissement, de vénalité, de reniement de soi que donnait l’esprit à cette époque et qui nous sont cités par Coldebique sont vraiment stupéfiants. » (p.1456)

« (…) je veux dire les « articles de variétés ». Il semble qu’ils aient été faits par millions : ils devaient constituer un élément particulièrement prisé de la matière de la presse quotidienne, former le principal aliment des lecteurs en mal de culture, et constituer des comptes rendus ou plutôt des « causeries » sur mille espèces d’objets du savoir. Les plus intelligents des auteurs de ces articles de variétés ironisaient souvent eux-mêmes, semble-t-il, sur leur propre travail : du moins Coldebique avoue-t-il avoir rencontré beaucoup d’écrits de ce genre, dans lesquels il incline à voir un persiflage de l’auteur par lui-même, car sans cela ils seraient proprement incompréhensibles (…) Les rédacteurs de ces aimables bavardages étaient les uns employés par les journaux, les autres « indépendants » ; souvent même on les qualifiait d’écrivains, mais il semble aussi que beaucoup d’eux se soient recrutés parmi les clercs, qu’ils aient même été des professeurs d’université réputés (…) Quand nous lisons les titres des causeries de cette espèce cités par Coldebique, ce qui nous surprend le plus n’est pas tant qu’il se soit trouvé des gens pour faire de cette lecture leur pâture quotidienne, que de voir des auteurs réputés et classés, en possession d’une bonne culture de base, aider à « alimenter » cette gigantesque consommation de curiosités sans valeur (…) De temps à autre, on se plaisait particulièrement à interroger des personnalités sur des questions à l’ordre du jour ; Coldebique consacre un chapitre spécial à ces entretiens au cours desquels on faisait, par exemple, exprimer à des chimistes réputés  ou à des pianistes virtuoses leur opinion sur la politique, tandis que des acteurs en vogue, des danseurs, des gymnastes, des aviateurs ou même des poètes devaient dire ce qu’ils pensaient des avantages et des inconvénients du célibat, leur sentiment sur les causes présumées des crises financières, etc. La seule chose qui importât, c’était d’associer un nom connu à un sujet qui se trouvait être d’actualité. » (p.1456-1457)

Source : Hermann Hesse, Le jeu des perles de verres in Romans et Nouvelles ; Le livre de poche, 2005. (pages 1456-1457)

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Soljénitsyne sur la presse

Prix Nobel de littérature, victime du système concentrationnaire soviétique et expulsé de l’URSS en 1974, Soljénitsyne était un personnage très controversé, politiquement conservateur et accusé d’antisémitisme ; il livre ici sans fioritures sa pensée sur la presse occidentale. A rapprocher de « Hesse sur les médias« , « Hesse sur les personnalités médiatiques, « Zweig sur guerre de 14-18« , « Ortega y Gasset sur le spécialiste barbare.


Extrait du discours d’Alexandre Soljénitsyne, à l’occasion du 327ème anniversaire de l’Université d’Harvard (8 juin 1978)

« La presse, aussi, bien sûr, jouit de la plus grande liberté. Mais pour quel usage ? (…) Quelle responsabilité s’exerce sur le journaliste, ou sur un journal, à l’encontre de son lectorat, ou de l’histoire ? S’ils ont trompé l’opinion publique en divulguant des informations erronées, ou de fausses conclusions, si même ils ont contribué à ce que des fautes soient commises au plus haut degré de l’Etat, avons-nous le souvenir d’un seul cas, où le dit journaliste ou le dit journal ait exprimé quelque regret ? Non, bien sûr, cela porterait préjudice aux ventes. De telles erreurs peut bien découler le pire pour une nation, le journaliste s’en tirera toujours. Etant donné que l’on a besoin d’une information crédible et immédiate, il devient obligatoire d’avoir recours aux conjectures, aux rumeurs, aux suppositions pour remplir les trous, et rien de tout cela ne sera jamais réfuté ; ces mensonges s’installent dans la mémoire du lecteur. Combien de jugements hâtifs, irréfléchis, superficiels et trompeurs sont ainsi émis quotidiennement, jetant le trouble chez le lecteur, et le laissant ensuite à lui-même ? La presse peut jouer le rôle d’opinion publique, ou la tromper. De la sorte, on verra des terroristes peints sous les traits de héros, des secrets d’Etat touchant à la sécurité du pays divulgués sur la place publique, ou encore des intrusions sans vergogne dans l’intimité de personnes connues, en vertu du slogan : « tout le monde a le droit de tout savoir». Mais c’est un slogan faux, fruit d’une époque fausse ; d’une bien plus grande valeur est ce droit confisqué, le droit des hommes de ne pas savoir, de ne pas voir leur âme divine étouffée sous les ragots, les stupidités, les paroles vaines. Une personne qui mène une vie pleine de travail et de sens n’a absolument pas besoin de ce flot pesant et incessant d’information. (…) Autre chose ne manquera pas de surprendre un observateur venu de l’Est totalitaire, avec sa presse rigoureusement univoque : on découvre un courant général d’idées privilégiées au sein de la presse occidentale dans son ensemble, une sorte d’esprit du temps, fait de critères de jugement reconnus par tous, d’intérêts communs, la somme de tout cela donnant le sentiment non d’une compétition mais d’une uniformité. Il existe peut-être une liberté sans limite pour la presse, mais certainement pas pour le lecteur : les journaux ne font que transmettre avec énergie et emphase toutes ces opinions qui ne vont pas trop ouvertement contredire ce courant dominant.

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