Bloch sur les fausses nouvelles

« On croit aisément ce que l’on a besoin de croire« 

« Une fausse nouvelle naît toujours de représentations collectives qui pré-existent à sa naissance »

L’historien Marc Bloch a consacré un petit ouvrage à la formation et émergence de fausses nouvelles au cours de la première guerre mondiale. Un contexte évidemment très spécial, qui peut toutefois fournir une base à la réflexion sur les dites « fake news » de notre époque. Notons le fait que, selon lui, les fausses nouvelles prennent, pendant la guerre, sur un terreau préparé par l’imaginaire de la population. Notons aussi le rôle des colporteurs de faux récits en un temps où la presse écrite était soumise à la censure, et de ce fait peu crédible. Aujourd’hui nous avons, simultanément avec une presse papier de faible diffusion, cette formidable source de colportage que sont les réseaux sociaux. Une conjonction qui concoure probablement à l’explosion actuelle des « fake news » et des théories du complot.

Voici quelques citations choisies.

Voir aussi : Ozouf sur l’insulte ; Lançon sur Charlie ;Cervantes sobre la maledicencia ;

« L’erreur ne se propage, ne s’amplifie, ne vit enfin qu’à une condition : trouver dans la société où elle se répand un bouillon de culture favorable. En elle, inconsciemment, les hommes expriment leurs préjugés, leurs haines, leurs craintes, toutes leurs émotions fortes. »

page 17

« Une fausse nouvelle naît toujours de représentations collectives qui pré-existent à sa naissance. ; elle n’est fortuite qu’en apparence, ou, plus précisement, tout ce qu’il y a de fortuit en elle c’est l’incident initial, absolument quelconque, qui déclenche le travail des imaginations; mais cette mise en branle n’a lieu que parce que les imaginations sont déjà préparées et fermentent sourdement. »

pages 48-49

« On ne dira jamais assez à quel point l’émotion et la fatigue détruisent le sens critique »

page 49

« Le doute méthodologique est d’ordinaire le signe d’une bonne santé mentale »

page 50

« (…) on voyait le même homme, alternativement, accepter bouché bée les récits les plus fantaisistes ou repousser avec mépris les vérités le plus solidement établies ; le scepticisme n’y était guère qu’une forme de la crédulité »

page 54, note 1

Source : Marc Bloch, Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre, Editions ALLIA, 1999.

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Freud sur les masses

« Dans l’obéissance à la nouvelle autorité, on a le droit de mettre hors d’activité sa « conscience morale » antérieure… »

Une collaboration  d’Albertine. 

pierres tombalesL’introduction à l’article « Le Bon sur la psychologie des foules » pose la dangereuse notion de « masse virtuelle ». Or, on peut arriver au même type de conclusion en partant de la conception Freudienne, psychanalytique, de la masse. Je m’explique. L’article « Freud sur liberté, sécurité et culture« , publié aussi par traces, rappelle que la culture est ce qui permet l’existence de la société humaine, dans la mesure où elle contrarie les pulsions primitives et destructives de l’individu. Dans les citations de ce même auteur que nous proposons ici, il apparait que la masse produit l’effet exactement contraire, à savoir celui de lever ces contraintes pour le plus grand plaisir pulsionnel de l’individu. Ainsi, si les réseaux sociaux créent des masses virtuelles, permanentes et parfois gigantesques, alors quid de l’avenir de notre civilisation ?

Voir aussi Freud sur liberté, sécurité et culture , Freud sur la guerreLen Bon sur la psychologie des foules , Ortega y Gasset sur l’autodestruction, Canetti sur l’autodestruction.


« La masse fait sur l’individu une impression de puissance illimitée et de danger invincible. Elle est pour un instant mise à la place de l’ensemble de la société humaine, qui est porteuse d’autorité, dont on a redouté les punitions, pour l’amour de qui on s’est imposé tant d’inhibitions. Il est manifestement dangereux de se mettre en contradiction avec elle, et l’on est en sécurité lorsqu’on suit l’exemple qui s’offre partout à la ronde, donc éventuellement même lorsqu’on « hurle avec les loups ». Dans l’obéissance à la nouvelle autorité, on a le droit de mettre hors d’activité sa « conscience morale » antérieure et par là céder à l’appât du gain de plaisir auquel on parvient à coup sûr par la suppression de ses inhibitions. Il n’est donc pas si curieux de voir l’individu dans la masse faire ou approuver des choses dont il se serait détourné dans ses conditions de vie habituelles… » (p. 23)

Source : Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi in Oeuvres complètes, tome XVI, Presses Universitaires de France, 2003.

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Le Bon sur la psychologie des foules

« Aussi, par le fait seul qu’il fait partie d’une foule organisée, l’homme descend de plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation »


pavés 11On est frappé de voir à quel point la description qui est faite de nos jours de l’islamiste radicalisé, ressemble à celle de  « l’individu en foule » faite par Gustave Le Bon. Certes, les islamistes radicaux ne sont pas forcément agglomérés physiquement en foule, tout au moins avant de gagner le théâtre de la guerre, mais la formation des foules non agglomérées ne serait pas à exclure selon cet auteur. Ce que le rôle des réseaux sociaux viendrait confirmer : n’est-on pas en présence de la constitution de masses virtuelles sur la Toile ? Masses virtuelles qui auraient une force particulière : celle de ne pas être transitoires comme la masse physique, de sorte que l’individu connecté aurait en permanence les caractéristiques de l’individu en foule. Dans le même sens, on notera le rôle que Le Bon attribue à l’image — omniprésente de nos jours — dans la « pensée » de la foule.

Voir aussi Ortega y Gasset sur l’autodestructionMann sur la volonté de décider.


« Donc, évanouissement de la personnalité consciente, prédominance de la personnalité inconsciente, orientation par voie de suggestion et de contagion des sentiments et des idées dans un même sens, tendance à transformer immédiatement en actes les idées suggérées, tels sont les principaux caractères de l’individu en foule. Il n’est plus lui-même, il est devenu un automate que sa volonté ne guide plus.

« Aussi, par le fait seul qu’il fait partie d’une foule organisée, l’homme descend de plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule c’est un barbare, c’est-à-dire un instinctif. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs. Il tend à s’en rapprocher encore par la facilité avec laquelle il se laisse impressionner par des mots, des images — qui sur chacun des individus isolés composant la foule seraient tout à fait sans actions — et conduire à des actes contraires à ses intérêts les plus évidents et à ses habitudes les plus connues. » (p.18-19).

« L’évanouissement de la personnalité consciente et l’orientation des sentiments et des pensées dans un sens déterminé, qui sont les premiers traits de la foule en voie de s’organiser, n’impliquent pas toujours la présence simultanée de plusieurs individus sur un seul point. Des milliers d’individus séparés peuvent à certains moments, sous l’influence de certaines émotions violentes, un grand évènement national par exemple, acquérir les caractères d’une foule psychologique. Il suffira alors qu’un hasard quelconque les réunisse pour que leurs actes revêtent aussitôt les caractères spéciaux aux actes des foules (…). D’autre part, un peuple entier, sans qu’il y ait agglomération visible, peut devenir foule sous l’action de certaines influences. » (p.13-14).

« L’événement les plus simple vu par la foule est bientôt un événement transformé. Elle pense par images, et l’image évoquée en évoque elle-même une série d’autres n’ayant aucun lien logique avec la première (…). La raison nous montre ce que dans ces images il y a d’incohérence, mais la foule ne le voit guère ; et ce que son imagination déformante ajoute à l’événement réel, elle le confondra avec lui. La foule ne sépare guère le subjectif de l’objectif. Elle admet comme réelles les images évoquées dans son esprit, et qui le plus souvent n’ont qu’une parenté lointaine avec le fait observé. » (p.22-23)

Source : Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Félix Alcan Editeur, 1895. Edition électronique établie par E-Books.

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Losonczy sur rescapés et silence

« Le silence et la pénombre leur restituaient une liberté, les limites de leur espace intérieur dévasté (…) ».

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L’anthropologue Anne-Marie Losonczy évoque ici son travail auprès des réfugiés bosniaques d’ex-Yougoslavie, au début de l’année 1994. Dans les dortoirs, la nuit, éclataient la violence et les crises d’angoisse. Les visites de la psychologue n’y faisaient rien. Plus que l’échange verbal ces rescapés semblaient rechercher le partage du silence ou, si l’on veut, l’écoute du silence. Une discrétion que les temps médiatiques qui sont les nôtres ne peuvent pas connaître.

Voir aussi Hatzfeld et le souvenir des rescapés, Appelfeld sur vie et mort.

Une contribution de Sol.


« Ma chambre se trouvait dans un petit bâtiment préfabriqué destiné aux hôtes, à l’écart des dortoirs, et j’y étais seule. Tous les soirs à 22h (à l’heure du couvre-feu), je mettais une bougie allumée à ma fenêtre, en ouvrant la porte du bâtiment. Je disposais des paquets de cigarettes ouverts sur la table et je m’installais dans la pénombre, une cigarette à la main. La pièce se remplissait lentement de silhouettes, de bruits de chaises bougées, de soupirs, de quintes de toux, de fumée, puis se faisait le silence entre la flamme mouvante de la bougie et les volutes de fumée, entre hommes, femmes et vieux, jusque vers 3 heures du matin où le dernier réfugié quittait la pièce.

« Pendant les treize nuits qui ont précédé mon départ, pas un mot ne fut échangé ni entre les réfugiés bosniaques eux-mêmes, ni avec moi. Pendant la journée, de plus en plus de personnes me saluaient par un geste, m’offraient sans un mot une douceur confectionnée ou une poignée de main. Je suivais les réfugiés (…) dans leurs déambulations et conversations diurnes puis reprenais chaque soir la veillée silencieuse. Cette dernière était-elle du « terrain » ? Je pense que ces réfugiés cherchaient à retrouver ou à sauver quelque chose d’eux-mêmes en traversant ainsi leur deuil, leur peur, leur désarroi et l’empreinte de la violence en eux. Le silence et la pénombre leur restituaient une liberté, les limites de leur espace intérieur dévasté, tout en les soustrayant à l’implacable dictature du regard et de la parole d’autrui, aux questions et à la monotonie impuissante des réponses. Le partage du silence semblait être le seul moyen possible de retisser un lien ténu mais non contraint avec les semblables. » (p.101)

Source : Anne-Marie Losonczy, « De l’énigme réciproque au co-savoir et au silence » : figures de la relation ethnographique », page 101, in Christian Ghasarian (dir.), De l’ethnographie à l’anthropologie réflexiveArmand Colin, 2002.Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail

Freud sur la guerre

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« (…) je voudrais m’attarder encore un instant sur la pulsion de destruction (…) cette pulsion travaille à l’intérieur de tout être vivant (…) »

Extraits de la réponse faite par Freud à la lettre d’Albert Einstein concernant la possibilité de neutraliser les pulsions agressives qui mènent à la guerre. Il s’agit d’un échange épistolaire suscité et publié par la Société des Nations en 1933, sous le titre « Pourquoi la guerre ? « .

Cet ouvrage a été dédicacé par Freud à Mussolini. Tentative, semble-t-il, de protéger la psychanalyse dans l’Italie fasciste (voir « Roudinesco sur Freud et Mussolini« ) Vu le contenu du texte dédicacé, le choix de Freud ne semble pas avoir été le fruit du pur hasard.

Voir aussi « Onfray sur Freud et Mussolini« , Camus sur le suicide, Ricoeur sur violence, Hobbes sur sécurité et liberté, Freud sur liberté, sécurité et culture.


« Nous supposons que les pulsions de l’homme sont de deux espèces seulement, soit celles qui veulent conserver et réunir —nous les nommons érotiques (…) dans le sens de l’Eros dans le Banquet de Platon, ou sexuelles par une extension consciente du concept populaire de sexualité — et d’autres qui veulent détruire et mettre à mort (…) L’une de ces pulsions est tout aussi indispensable que l’autre, de l’action conjuguée et antagoniste des deux procèdent les phénomènes de la vie ». (p.75-76)

« Quand donc les hommes sont invités à faire la guerre, bon nombre de motifs en eux peuvent y répondre favorablement, nobles et communs, ceux dont on parle à haute voix, et d’autres que l’on passe sous silence (…) Le plaisir pris à l’agression et à la destruction compte certainement parmi eux ; d’innombrables cruautés relevant de l’histoire et du quotidien confirment leur existence et leur force. « (p.76-77)

« (…) je voudrais m’attarder encore un instant sur la pulsion de destruction (…) cette pulsion travaille à l’intérieur de tout être vivant, et a donc pour tendance de provoquer sa désagrégation (…) Elle mériterait en toute rigueur le nom de pulsion de mort, tandis que les pulsions érotiques représentent les aspirations à la vie. La pulsion de mort devient pulsion de destruction en étant retournée (…) vers l’extérieur, sur des objets. L’être humain préserve pour ainsi dire sa propre vie en détruisant une vie étrangère. Une part de la pulsion de mort reste active à l’intérieur de l’être vivant, et nous avons même commis l’hérésie d’expliquer l’apparition de notre conscience morale par un tel retournement de l’agression vers l’intérieur (…) il n’est pas si dénoué d’inconvénients que ce processus s’effectue à une trop grande échelle : cela est franchement malsain, alors même que le retournement de ces forces pulsionnelles vers la destruction dans le monde extérieur soulage l’être vivant et ne peut avoir qu’un effet bénéfique. Cela servirait de disculpation biologique à toutes les tendances haïssables et dangereuses contre lesquelles nous menons le combat. » (p.77)

« Du reste il ne s’agit pas (…) d’éliminer totalement le penchant à l’agressivité chez l’homme  ; on peut tenter de le dévier suffisamment pour qu’il n’ait pas à trouver son expression dans la guerre ». (p.78)

« (…) nous trouvons aisément une formule indiquant les voies indirectes pour combattre la guerre. Si la complaisance à la guerre est une émanation de la pulsion de destruction, on est tenté d’invoquer contre elle l’antagoniste de cette pulsion, l’Eros. Tout ce qui instaure des liaisons de sentiment parmi les hommes ne peut qu’agir contre la guerre (…) Premièrement des relations comme celles avec un objet d’amour, quoique sans buts sexuels. L’autre espèce de relation de sentiment est la liaison par identification. Tout ce qui instaure parmi les hommes des intérêts communs significatifs suscite de tels sentiments communautaires, des identifications. Sur eux repose pour une bonne partie l’édifice de la société humaine » (p.78-79)

« Je vous salue cordialement et si mon exposé vous a déçu, je vous demande pardon. »(p.81)

Source : Lettre de Freud à Einstein, in Sigmund Freud « Oeuvres complètes« , t.XIX, Presses Universitaires de France, 2004. Pages 75 à 79.

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Canetti sur l’autodestruction

Cette citation de Canetti renvoie à des situations analogues signalées par Ortega y Gasset et par Cholokhov (voir réflexion attachée).

« Le prophète avait maintenant communiqué le dernier ordre. L’exécution en signifierait les derniers préparatifs pour les Xhosas, après quoi ils seraient dignes de recevoir l’aide d’une armée d’esprits. Ils devaient ne plus laisser en vie une seule bête de leurs troupeaux, et détruire tout le blé de leurs greniers. La perspective d’un avenir magnifique attendait ceux qui obéiraient. Au jour fixé il surgirait de la terre des troupeaux avec des milliers et des milliers de têtes, plus beaux que ceux qu’il avait fallu abattre, et les pâturages en seraient couverts à perte de vue. D’immenses champs de millet mûr et prêt à être consommé sortiraient du sol en un clin d’œil. Ce jour-là, les antiques héros de la tribu, les Grands et les Sages du passé, ressusciteraient et prendraient part aux joies des croyants. Souci et maladie disparaîtraient en même temps que les infirmités de l’âge, jeunesse et beauté seraient partagés par les morts ressuscités et les vivants affaiblis. Mais terrible serait le sort de ceux qui s’opposeraient à la volonté des esprits….. » (p.206)

« Le jour si longtemps attendu était enfin arrivé. Les Xhosas avaient veillé toute la nuit au comble de l’excitation. Ils s’attendaient à voir se lever deux soleils rouge sang sur les collines de l’est ; c’est alors que le ciel s’écroulerait fracassant leurs ennemis. A demi morts de faim ils passèrent la nuit dans une joie sauvage. Enfin, le soleil se leva comme d’habitude, un seul soleil, et leur cœur les abandonna. Ils ne perdirent pas espoir tout de suite ; peut-être avait-on voulu parler du midi de ce jour, quand le soleil serait au zénith ; et comme à midi rien ne se passait, ils mirent leur espoir dans le coucher du soleil. Mais le soleil se coucha, tout était fini. » (p.207)

« L’année 1857 vit la population de la partie britannique du pays xhosa passer de 105 mille à 37 mille âmes : il en avait périt 68 mille. » (p.208)

Source : Elias Canetti, Masse et puissance, Gallimard 2004. Pages 206, 207 et 208.

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