Cervantes sobre la murmuración

« (…) que no es buena la murmuración, aunque haga reír a muchos, si mata a uno; »

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El siglo de oro —época de delación institucionalizada— habrá sido quizás el más murmurador y malediciente de la historia española. Así parecen haberlo comprendido los autores satíricos de entonces y el mismo Cervantes, que más de una vez abordó el asunto. En « El coloquio de los perros » dota de palabra a dos animales, Berganza y Cipión,  que aprovechan este don inesperado  para denunciar las lacras morales de la sociedad. Como Berganza tiene cierta inclinación hacia la murmuración, Cipión se ve obligado a llamarlo al orden. Reproducimos aquí uno de sus diálogos, donde el autor subraya la dificultad de abstenerse de murmurar.

Ver también Cervantes sobre la malediciencia, Enríquez Gómez sur l’Inquisition.


« CIPIÓN. Por haber oído decir que dijo un gran poeta de los antiguos que era difícil cosa el no escribir sátiras, consentiré que murmures un poco de luz y no de sangre; quiero decir que señales y no hieras ni des mate a ninguno en cosa señalada: que no es buena la murmuración, aunque haga reír a muchos, si mata a uno; y si puedes agradar sin ella, te tendré por muy discreto.

« BERGANZA. Yo tomaré tu consejo y esperaré con gran deseo que llegue el tiempo en que me cuentes tus sucesos; que de quién tan bien sabe conocer y enmendar los defectos que tengo en contar los míos, bien se puede esperar que contará los suyos de manera que enseñen y deleiten al mismo punto. » (p. 276)

Fuente: Miguel de Cervantes, El coloquio de perros in Novelas Ejemplares, Ediciones Vicens Vives, 2003.

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Grabbe sur l’humain

« Oui, nous ne tomberons jamais hors du monde. Nous sommes dedans une fois pour toutes. »

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Cette courte citation de Grabbe a été faite par Sigmund Freud dans une discussion qui l’opposait à son ami Romain Rolland. Ce dernier était convaincu que l’être humain porte en lui un sentiment d’éternité, de quelque chose de sans frontière, sans borne, pour ainsi dire « océanique », source de la religiosité.

Freud n’y croyait pas, mais interprétait cette phrase de Grabbe, et la position de Romain Rolland, comme l’affirmation d’un sentiment de lien indissoluble au monde.

Or, à se pencher sur la citation, on peut interpréter qu’elle souligne plutôt le fait que l’on ne peut tomber que dans le monde, qu’on ne peut lui échapper, même en mourant. Impossible d’en sortir pour aller voir ailleurs. On serait alors bien loin du sentiment « océanique », quelque peu romantique, de Romain Rolland, et peut-être plus près du monde absurde d’Albert Camus.

Voir aussi: Camus sur l’absurde, Oz sur l’aveuglement.

Source : Christian Dietrich Grabbe, Hannibal, cité par Freud, Le Malaise dans la culture in Oeuvres Complètes, T. XVIII, PUF, 2006, page 250.

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Camus sur l’absurde

« Ce visage de la vie m’étant donné, puis-je m’en accommoder ?

20150403_190339L’absurde selon Camus est le décalage insurmontable entre deux termes : la déraison du monde, ses catastrophes, chocs et malheurs que la raison ne peut comprendre, d’une part, et la passion éperdue de clarté de l’être humain, de l’autre. Pour Camus tout homme est à un moment ou à un autre confronté à la sensation de cet absurde et au vide de sens de l’existence. Mais seul l’homme qu’il qualifie d’absurde est à même de comprendre et d’accepter l’absurde ; il ne cherchera pas à s’en sortir en basculant dans la religiosité pour expliquer l’inexplicable ; ou en se suicidant pour échapper au non sens.

Voir aussi Oz sur l’aveuglement, Sartre sur la mauvaise foi, Grabbe sur l’humain.


« Vivre naturellement n’est jamais facile. On continue à faire les gestes que l’existence commande, pour beaucoup de raisons dont la première est l’habitude. Mourir volontairement suppose que l’on a reconnu, même instinctivement, le caractère dérisoire de cette habitude, l’absence de toute raison profonde de vivre, le caractère insensé de cette agitation quotidienne et l’inutilité de la souffrance.

« Quel est donc l’incalculable sentiment qui prive l’esprit du sommeil nécessaire à sa vie ? Un monde que l’on peut expliquer même avec de mauvaises raisons est un monde familier. Mais au contraire, dans un univers soudain privé d’illusions et de lumières, l’homme se sent un étranger (…) Ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité. » (p.256-257)

« Le sentiment d’absurdité au détour de n’importe quelle rue peut frapper à la face de n’importe quel homme. Tel quel, dans sa nudité désolante, dans sa lumière sans rayonnement, il est insaisissable. » (p259-260)

« (…) et voici l’étrangeté : s’apercevoir que le monde est « épais », entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irreductible, avec quelle intensité la nature, un paysage peut nous nier. Au fond de toute beauté gît quelque chose d’inhumain (…). L’hostilité primitive du monde, à travers les millénaires, remonte vers nous. » (p261)

« Ce visage de la vie m’étant donné, puis-je m’en accommoder ? Or, en face de ce souci particulier, la croyance à l’absurde revient à remplacer la qualité des expériences par la quantité. Si je me persuade que cette vie n’a d’autre face que celle de l’absurde (…) si j’admets que ma liberté n’a de sens que par rapport à son destin limité, alors je dois dire que ce qui compte n’est pas de vivre mieux mais de vivre le plus. » (p.289)

« La morale d’un homme, son échelle de valeurs n’ont de sens que par la quantité et la variété d’expériences qu’il lui a été donné d’accumuler. » (p.289-290)

Source : Albert Camus, Le mythe de Sisyphe in Oeuvres, Quarto-Gallimard, 2013.

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Oz sur l’aveuglement

« Tout le monde traverse l’existence, de la naissance à la mort, les yeux fermés. »

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La difficulté à regarder la réalité en face est exprimée ici par Gershom Wald, personaje du roman Judas d’Amos Oz. Il répond à son homme de compagnie qui se plaint de ce que l’on ne veut pas comprendre son idée que Judas n’était pas un traître mais le plus fervent des croyants. Une réponse paradoxale qui suggère que son interlocuteur est peut-être lui-même frappé de cette cécité en énonçant sa thèse, tout comme lui, Gershom Wald, en lui répondant.

Voir aussi, Sartre sur la mauvaise foiCamus sur l’absurde, Grabbe sur l’humain.


« Les yeux ne se dessilleront jamais, décréta Gershom Wald. Tout le monde traverse l’existence, de la naissance à la mort, les yeux fermés. Vous et moi, mon cher Shmuel, ne faisons pas exception. Les yeux fermés. Si on les ouvrait une fraction de seconde, on pousserait des hurlements effroyables sans jamais s’arrêter. Sinon, cela voudrait dire que nous avons toujours les yeux fermés. Maintenant vous pouvez reprendre votre livre si vous le voulez bien. Nous allons observer un temps de silence. » (p.238)

 Source : Amos Oz, Judas, Gallimard, 2016.

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Némirovsky sur l’escapade du chat

« Il but ce sang chaud, les paupières serrées, avec délice »

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Un chat bourgeois sort faire une promenade nocturne dans la campagne, alors que ses maîtres font une halte dans leur fuite devant l’occupant allemand ; enivré par la nature, il cède à ses pulsions premières et montre alors son être profond : comme beaucoup peut-être pendant les années d’occupation. Irène Némirovsky excelle ici dans l’art de la description et de l’allégorie. Romancière russe écrivant en français, elle a connu au moment de la défaite le drame de l’exode avant de trouver refuge dans un village du Morvan. C’est là qu’elle a écrit Suite Française, privée de moyens, mais immergée dans une situation qu’elle a su décrire comme nul autre. Arrêtée en tant que juive, elle est déportée à Auschwitz et assassinée en 1942.

Voir aussi Sarraute sur Flaubert, Flaubert sur la casquette, Walser sur la saucisse.


« Dans le poulailler, dans le pigeonnier tout s’éveilla, trembla, se cacha la tête sous l’aile, sentit l’odeur de la pierre et de la mort ; une petite poule blanche grimpa précipitamment sur un baquet de zinc, le renversa et s’enfuit avec des caquètements  éperdus. Mais le chat avait sauté sur l’herbe maintenant, il ne bougeait plus, il attendait. Ses yeux ronds et dorés luisaient dans l’ombre, il y eut un bruit de feuilles remuées. Il revint portant sur sa gueule un petit oiseau inerte; il léchait doucement le sang qui coulait de sa blessure. Il but ce sang chaud, les paupières serrées, avec délice. Il avait mis ses griffes sur le coeur de la bête, tantôt les desserrant, tantôt les enfonçant dans la tendre chair, sur les os légers, d’un mouvement lent, rythmé, jusqu’à ce que ce coeur s’arrête de battre. Il mangea l’oiseau sans hâte, se lava, lustra sa queue, l’extrémité de sa belle queue de fourrure où l’humidité de la nuit avait laissé une trace mouillée et brillante. (…). La courte nuit de juin s’achevait, les étoiles pâlissaient, l’air sentait une odeur de lait et d’herbe humide ; la lune cachée à demi derrière la forêt ne montrait plus qu’une corne rose qui s’effaçait dans le brouillard, lorsque le chat lassé, triomphant, trempé de rosée, mâchonnant un brin d’herbe entre ses dents, se coula dans la chambre de Jacqueline, sur son lit, cherchant la place tiède des petits pieds maigres. Il ronronnait comme une bouilloire. » (p. 173-174)

Source : Irène Némirovsky, Suite Française, Folio, 2015.

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Valéry sur la crise de l’Europe

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles »

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Des propos de Paul Valéry sur la situation de l’Europe au sortir de la première guerre mondiale. On sait, bien sûr, que l’histoire ne se répète pas. Mais bégaye-t-elle? 

Voir aussi Hesse sur les intellectuels médiatiques, Arendt sur la culture de masse, Ortega y Gasset sur les spécialistes barbares, Ortega y Gasset sur l’autodestruction, Ortega y Gasset sur la dégradation de la langueCanetti sur l’autodestruction.


« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » (p.13)

« Élam, Ninive, Babylone étaient des beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. (…) Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. » (p.14)

« La crise militaire est peut-être finie. La crise économique est visible dans toute sa force; mais la crise intellectuelle, plus subtile, et qui, par sa nature même, prend les apparences les plus trompeuses (puisqu’elle se passe dans le royaume même de la dissimulation), cette crise laisse difficilement saisir son véritable point, sa phase.(p.17)

« Ce qui donne à la crise de l’esprit sa profondeur et sa gravité, c’est l’état dans lequel elle a trouvé le patient. » (p.19)

« Et de quoi était fait ce désordre de notre Europe mentale? — De la libre coexistence dans tous les esprits cultivés des idées les plus dissemblables, des principes de vie et de connaissance les plus opposés. C’est là ce qui caractérise une époque moderne. (p.20)

« Eh bien! l’Europe de 1914 était peut-être arrivée à la limite de ce modernisme. (…) Il y avait des oeuvres de l’esprit dont la richesse en contrastes et en impulsions contradictoires faisait penser aux effets d’éclairage insensé des capitales de ce temps-là : les yeux brûlent et s’ennuient… » (p21)

« Maintenant, sur une immense terrasse d’Elsinore, qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux granits d’Alsace, —l’Hamlet européen regarde des millions de spectres.

« Mais il est un Hamlet intellectuel. Il médite sur la vie et la mort des vérités. Il a pour fantômes tous les objets de nos controverses ; il a pour remords tous les titres de notre gloire ; il est accablé sous le poids des découvertes, des connaissances, incapable de se reprendre à cette activité illimitée. Il songe à l’ennui de recommencer le passé, à la folie de vouloir innover toujours. Il chancelle entre les deux abîmes, car les deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre. » (p.22)

Source : Paul Valéry, La crise de l’esprit, Éditions Manucius, 2016.

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Sarraute sur Flaubert

« (…) tous ces défauts lui ont permis d’écrire un chef-d’œuvre : Madame Bovary. Je dis bien : tous ces défauts. Le beau style redondant et glacé, l’imagerie de qualité douteuse, des sentiments convenus (…) »

Racines Bretagne
Photo de Gaston

Voici donc Natalie Sarraute, figure du Nouveau Roman, cherchant à comprendre le génie d’un romancier traditionnel. Elle le fait comme en s’en excusant : « Tâchons d’oublier toute idée préconçue et tous les commentaires dont ce langage a été l’objet et efforçons-nous d’établir avec lui ce contact direct et ingénu qu’exige toute œuvre d’art, si ancienne et si bien connue soit-elle. Oublions toute polémique et essayons de lire avec des yeux neufs, en nous attachant d’abord à la seule écriture, en écartant toute signification. » (page 64).

Pour elle, on verra, la question tourne autour des descriptions Flaubertiennes.

Voir aussi : Flaubert sur la casquetteNizon sur l’action proseWalser sur la saucisse.

Une collaboration de Gaston.


« (…) Comme chacun sait, chez Flaubert la description domine. On pourrait dire que toute son œuvre n’est qu’une immense succession de morceaux descriptifs. C’est dans la description que sa fameuse objectivité et sa beauté formelle se réalisent.

« Examinons donc un instant ces descriptions. Leur qualité principale, toute parnassienne, est une précision extrême. La phrase rigide, sans flottement, fige l’objet et lui donne des contours sans tremblement ni bavure. Nous suivons chaque détail de ces contours. Chaque détail choisi pour mieux faire ressortir l’image, les lignes nettes, la nuance exacte de chaque couleur. L’éclat du style, le balancement un peu solennel de ces belles phrases rythmées et parfaitement construites font comme un glacis qui préservera le tableau de l’usure du temps et lui assurera une vie éternelle. Donc nous regardons. Les mots sont là qui nous y invitent. Et ici qu’on me pardonne. Je vous ai prévenus que je regarderais cette œuvre comme un événement neuf et sans idée préconçue. Ici soyons sincères, et disons ce que font surgir en nous ces belles descriptions ciselées et cadencées. Les mots, lourds de sens tant par ce qu’ils signifient que par leur sonorité, leur place, leurs rapports, nous font dessiner et peindre des images. C’est là le travail que la forme descriptive exige à tout instant du lecteur. » (p.70)

 » (…) mais ces images que nous peignons, si, le premier moment d’émerveillement passé, nous les examinons, nous nous apercevons qu’il y a dans leur charme quelque chose de douteux, quelque chose d’inquiétant.

« En effet ces images sont très différentes de celles que nous propose la bonne peinture. Des mots et des mots seuls que nous devons charger de contenu – et qui, par eux-mêmes, ne sont rien – nous permettent de les voir. Nous nous efforçons alors, nous travaillons, nous cherchons dans nos stocks, nos réserves de souvenirs. On nous parle de la trirème d’Hamilcar, et ces mots font surgir les somptuosités de Carthage ; on nous parle de voile bombée dans la longueur du mât, et qu’accourent vite en nous tous les mâts et les voiles qui nous font construire ce mât et cette voile-là. (…) Mais ce que nous fabriquons ainsi à la hâte, est-ce vraiment quelque chose que nous oserions appeler un objet d’art ? D’où viennent ces réminiscences ? Ces objets préfabriqués que nous avons dans nos réserves, ces séries énormes d’objets semblables dont nous tirons un échantillon ? Quelle commune mesure y a-t-il entre ces images et une œuvre d’art, un tableau comme ceux de ce contemporain de Flaubert, Delacroix, par exemple ? Quand nous regardons une toile de Delacroix dont chaque ligne et chaque rapport de couleurs nous emplit d’abord, sans que nous ayons aucun effort à faire pour leur substituer d’autres couleurs et d’autres lignes par nous fabriquées, notre effort part de l’image imposée, de celle-ci et pas d’une autre, et se porte hors d’elle sur quelque chose d’ineffable, que pour la première fois les lignes et les couleurs nous révèlent et qui nous apporte la pure joie esthétique.

« Mais c’est à une fabrication d’images que nous occupent Flaubert et les Parnassiens.

« L’hostilité avec laquelle le style de Flaubert s’est si souvent trouvé aux prises, elle vient de cet effort qu’il exige et du résultat qu’il nous fait obtenir.

« Car combien plates et convenues sont nos réminiscences de trirèmes et de chevaux d’ivoire courant sur l’écume des mers. Combien elles ressemblent à des peintures de qualité douteuse. Leur beauté formelle et leur éclat donnent cette même jouissance. Seule une description subjective, déformée et épurée, empêche que nous la fassions adhérer à des images préexistantes, forcément conventionnelles. Et comme nous sommes loin ici de cette recherche moderne de la sensation pure, de ce bond au plus vif, au plus pressé, qui fait éclater la phrase traditionnelle et donne aux mots un sens neuf, ou encore les déforme et les invente, comme chez Rimbaud, Mallarmé ou Joyce ! Il ne s’agit plus pour ces écrivains de nous enfermer parmi des images faites d’éléments très connus et par nous retrouvés, mais de nous débarrasser de ces images pour nous donner des impressions neuves. Impressions qui ne servent qu’une fois, qui grossiront plus tard notre stock de réminiscences et qu’il sera dangereux pour tout écrivain de l’avenir de nous obliger à faire surgir.

« Cette description qui fait de Flaubert, pour certains écrivains d’aujourd’hui, pourtant opposés à la tradition, et dont la forme est très différente de la sienne – et dès lors on comprend mal leur erreur – un précurseur et un maître, c’est la base essentielle de la plus grande partie de son œuvre. » (p. 71-73)

 » (…)  Le langage, je le répète, renvoie à un sens. Et si le langage est creux, le lecteur, qu’on le veuille ou non, le remplit. » (p. 74)

« (…) Ainsi me dira-t-on, ce ne serait donc que cela, Flaubert ?  Ce beau style pompeux et glacé qui fait surgir en nous, qui nous contraint à fabriquer des chromos ? Cette absence de complexité psychologique qui fait de Salammbô une imagerie enfantine et abaisse L’Éducation sentimentale au niveau d’une lourde peinture de mœurs ? Cette curieuse naïveté qui lui fait considérer avec respect et peindre avec sérieux des passions qui, par leur caractère platement conventionnel, frisent parfois le ridicule ?

« L’œuvre de Flaubert, ce serait donc cela ? Et je dirai oui, mais malgré cela, et même jusqu’à un certain point à cause de cela, Flaubert est un des grands précurseurs du roman moderne. Car tous ces défauts lui ont permis d’écrire un chef-d’œuvre : Madame Bovary.

« Je dis bien : tous ces défauts. Le beau style redondant et glacé, l’imagerie de qualité douteuse, des sentiments convenus, une réalité en trompe l’œil. Mais, cette fois – et c’est là toute la différence – le trompe l’œil est présenté comme tel.

« Dès lors, tout ce qui était inacceptable dans l’œuvre de Flaubert contribue à la perfection de ce roman. Les défauts de Flaubert deviennent ici des qualités. Quelque chose maintenant les transforme, qui a l’importance des plus grandes découvertes. Un aspect neuf du monde, une substance inconnue a fait irruption dans le roman.

 « S’il fallait apporter la preuve que ce qui compte en littérature, c’est la mise au jour, ou la re-création d’une substance psychique nouvelle, aucune œuvre, mieux que Madame Bovary, ne pourrait la fournir.

 « Cet élément neuf, cette réalité inconnue dont Flaubert, le premier, a fait la substance de son œuvre, c’est ce qu’on a nommé depuis l’inauthentique. »(p. 75-77)

Source : Nathalie Sarraute, « Flaubert le précurseur », in Preuves, février 1965. Paru aussi dans « Paul Valéry et l’Enfant d’Éléphant ⁎ Flaubert le précurseur», nrf, Gallimard 1986.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Nizon sur l’action prose

« Rien, si ce n’est cette passion au bout des doigts : écrire, former des mots, des lignes (…). »

Glicine

Une écriture partant de zéro, comme une exploration. Une thématique qui se forme dans l’action même d’écrire. Cela a été à un certain moment l’attitude narrative de Paul Nizon, son « action prose ».

Voir aussiNizon sur l’écriture sans idées ; Ionesco sur  la vacuité  Walser sur la saucisse ; Rilke sur le désir d’écrire.


 » « Qu’avez vous à dire ? » Voilà la question qu’on me posait. Rien, que je sache. Point d’opinion, point de programme, point d’engagement, point d’histoire, point d’affabulation, point de fil d’un récit. Rien, si ce n’est cette passion au bout des doigts : écrire, former des mots, des lignes, cette espèce de fanatisme de l’écriture qui est mon bâton de route et sans lequel, pris de vertige, je m’écroulerais purement et simplement. Ni thème de vie, ni thème littéraire, matière seulement qu’il me faut, par le moyen de l’écriture, consolider, afin qu’il existe quelque chose sur quoi je puisse poser mes pieds. » p(20)

Source : Paul Nizon, Canto, Éditions Jacqueline Chambon, 1991.

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Walser sur la saucisse

« A quoi je pense ? Je pense à une saucisse. C’est affreux »

Pont Lyon 2

Voici des extraits des réflexions sur une saucisse de l’écrivain et poète suisse-allemand Robert Walser, que Paul Nizon considère comme l’un de ses maîtres en littérature, un maître capable d’écrire même sans contenus ni idées. Nizon voit-il juste ? Est-ce que l’absence de grandes histoires dans les brefs textes de Walser reflète une absence de contenu ? Rien n’est moins sûr, c’est comme la prétendue vacuité des textes d’Eugène Ionesco, en fait, il y a toujours quelque chose. La culpabilité par exemple, comme dans « La Saucisse », dont Traces présente ici deux extraits. On notera un style ciselé fait de répétitions rythmées, à la façon d’un Thomas Bernhard, peut-être sous l’influence de Walser. 

Dans le deuxième extrait, les mots marqués en caractères gras permettent de mettre en évidence la recherche par Walser d’un rythme dans la répétition, comme il est montré dans le commentaire plus bas. Cela illustre bien cette phrase de Walser : « J’ai l’intention de danser avec les mots ».

Voir aussi, Nizon sur l’écriture sans idées ; Ionesco sur  la vacuité  ; Bernhard sur le monde artistique.

Voir aussi le commentaire de Gaston, « Hommage à Walser ».


« A quoi je pense ? Je pense à une saucisse. C’est affreux. Jeunes gens, hommes qui servez l’Etat, vous en qui l’Etat place son espoir, prenez soin de m’examiner et de considérer en moi un horrifique exemple, car je suis tombé bien bas. Je n’arrive pas à m’arracher à la pensée que j’avais, tout à l’heure, une saucisse qui est perdue pour toujours à présent. Je l’ai sortie de mon armoire et à cette occasion, je l’ai mangée. Avec un plaisir trop insincère, semble-t-il, j’ai mangé ce qui pourrait encore exister si je ne l’avais pas englouti. Il y a quelques minutes encore, la meilleure et la plus juteuse des saucisses était là, bien en chair, mais à présent, par la faute d’une consommation hélas trop étourdie, la plus délectable des saucisses à disparu, ce dont je suis inconsolable. Ce qui était là tout à l’heure est loin, et plus jamais personne ne me le rendra. »

« (…) et comme elle était juteuse, de ma vie je n’ai jamais rien mangé de plus juteux, et cela, juteux et délectable, pourrait être juteux et délectable encore à présent, et cela, rose et tendre, pourrait être rose et tendre encore à présent, et cela, parfumé, parfumé encore à présent, et cela, délicieux et appétissant, délicieux et appétissant encore à présent, et cela, long et rond, rond et long encore à présent, et cela, fumé, fumé encore à présent, et cela, lardé de lard, lardé de lard encore à présent, si j’avais eu de la patience. »

Source : Robert Walser, La Saucisse in Morceaux de prose, éditions Zoé, 2008; Version électronique ePub.


Commentaire

Dans le paragraphe précédent ont été marqués en gras les adjectifs répétés. Si l’on attribue à chacun  un chiffre,  on voit apparaitre une régularité rythmique :

(juteuse) (juteux) :                                                                 (1)  (1)

(juteux, délectable ) (juteux, délectable) :                     (1,2)  (1,2)

(rose, tendre) (rose, tendre) :                                            (3,4) (3,4)

(parfumé, parfumé) :                                                             (5) (5)

(délicieux et appétissant) (délicieux et appétissant):   (6,7) (6,7)

(long, rond) (rond, long) :                                                   (8,9) (9,8)

 (fumé) (fumé) :                                                                     (10) (10)

 (lardé de lard) (lardé de lard) :                                         (11) (11)

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Nizon sur l’écriture sans idées

 » (…) même sans idées ni contenu, sans message, voire sans thématique notable, on peut néanmoins pratiquer une activité d’écriture (…) »

Mur Gaston
Photo de Gaston

Peut-on écrire quand on n’a pas grand chose à raconter ? En répondant par l’affirmative, Paul Nizon cite son « accoucheur » en écriture — l’écrivain et poète suisse Robert Walser—  alors qu’il s’interroge lui-même sur la signification de l’écriture dans sa vie.

Voir aussi Walser sur la saucisse, Ionesco sur la vacuité.


« Pour ce qui est de Robert Walser, j’ai eu très trop le pressentiment que, même sans idées ni contenu, sans message, voire sans thématique notable, on peut néanmoins pratiquer une activité d’écriture et la maintenir en vie — rien qu’avec les moyens de la langue !  » (p.16)

« A propos de Walser, on disait qu’il ne cessait de quitter ses emplois et qu’il se retirait avec la petite somme qu’il avait économisé dans des mansardes et autres locations de fortune afin d’accomplir « princièrement pauvre et royalement libre » un travail d’écriture qui manifestement était invisible. Ce travail devait en valoir la peine, et pour un tas de raisons, sinon il n’aurait pu être entretenu et légitimé avec autant d’opiniâtreté. Walser disait de son travail : « Peut-être suis-je un acteur poète ou un chanteur sans voix ou un orateur à qui tout le talent oratoire fait défaut. » « J’ai l’intention de danser avec les mots ». « Je sais que je suis une sorte d’artisan romancier » (…). Si je suis dans de bonnes dispositions, c’est-à-dire de bonne humeur, je taille, répare, rabote, forge, frappe, martèle ou cloue ensemble des lignes dont on comprend tout de suite le contenu. On peut, si on le désire, m’appeler tourneur écrivain. Pendant que j’écris, je tapisse. Que quelques aimables personnes veuillent me tenir pour un poète, je l’admets par esprit de conciliation et par politesse. Mes proses ne constituent, à mon avis, rien d’autre que des parties d’une longue histoire réaliste pauvre en action« . p(16-17)

Source : Paul Nizon, Marcher à l’écriture, Actes Sud, 1991.

 

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