Steffens sur l’excession du monde

 » (…) le réel offre plus à aimer, à comprendre, à accueillir que nous n’en sommes capables »

3 pans TarragonaLe monde est en excès par rapport à nos possibilités de l’aprehender et de l’apprécier. Pour Martin Steffens cela risque de nous amener à une sorte de plénitude fermée, à nous contenter de ce qui nous contente déjà. Etre ouvert, au contraire, c’est avoir toujours à l’esprit l’inépuisable diversité du monde, c’est s’intéresser même à ce qui ne nous intéresse pas de prime abord. En sommes-nous capables ?

Une collaboration de NecplusVoir aussi Ortega y Gasset sur le spécialiste barbareCamus sur le pétale de rose, Proust sur les petites madeleines, Ouaknin sur la lecture


« Comblé de sœurs par ma famille, je le fus de frères par l’amitié. Ces amis ont ceci en commun d’être d’une profondeur à la limite du gouffre: ils peuvent abriter un amour exceptionnel, un savoir abyssal, une détresse inouïe (…) .

« C’est dire si je crois en la qualité de ces êtres qui sont mes amis. Or ce constat m’a fait voir une chose que j’ai par la suite pu identifier chez moi-même : il est un point où même l’homme le plus profond s’arrête d’aimer, se met à accuser, à mépriser, à détester. Chez l’un de mes amis qui goûte la poésie comme nul autre, qui sait lire à même l’époque le dessein de sa destinée, qui sait vous parler d’une musique mieux que vous ne l’entendrez jamais, tout à coup, à propos d’un art particulier, d’un genre musical ou d’un type d’hommes, la porte se ferme. Son âme dit non. Son amour se tarit. Comment un être ayant hérité, comme le roi Salomon, d’un « cœur intelligent » peut-il être en même temps cette parole qui préjuge, maudit, méprise, ignore ? (…) Nos grands hommes n’ont jamais manqué d’être parfois petits quand ils abordaient tel ou tel sujet : c’est Descartes et la glande pinéale, Hegel et la pétulance des nègres, Sartre qui, malgré l’excellence de ses analyses phénoménologiques, fut, en politique, un sourd qui a malheureusement omis d’être en même temps muet. Pourquoi donc l’âme se rétrécit-elle soudain ?

Cela a une cause : le réel offre plus à aimer, à comprendre, à accueillir que nous n’en sommes capables. Si nous méprisons tel style musical nouvellement apparu, ce n’est pas nécessairement par pauvreté d’âme mais parce que celle-ci a entrevu l’infinie beauté de la musique classique. (…). Saturés des merveilles de ce monde, nous ne pouvons imaginer qu’il en est d’autres, encore et encore. Nous disons non, nous refusons, non pas toujours par petitesse, mais aussi par excès. Qui sait la profondeur du chant grégorien doit trouver le gospel tordu d’un Charles Mingus d’une étrange facture. Qui connaît la beauté du Dieu trinitaire doit trouver le ciel de l’Islam par trop éthéré. Il suffirait pourtant de s’intéresser à l’histoire du be-bop ou à la spiritualité d’Ibn’Arabi pour que le jugement devienne moins partiel. C’est certain. Mais la disponibilité peut manquer parce que l’âme, vouée à épuiser, si elle le peut, la richesse d’une musique ou d’une religion, a déjà reçu plus qu’elle ne pouvait.

C’est pourquoi les esprits qui volent à la surface des choses peuvent en aimer beaucoup : ne se posant nulle part, ils sont ouverts à tout. Mais aussi, ne se posant nulle part, ne sont-ils vraiment ouverts à rien. Leur amour est un nivellement : tout est bien parce que tout se vaut. Le malheur est que cette tolérance par ignorance est aujourd’hui préférée à la fermeture par plénitude. On a voulu la paix non pas par le dialogue entre de fortes singularités, mais en obtenant de chacun qu’il renonce à la sienne.

Voilà donc une belle et douloureuse aporie ! Il faut être inscrit quelque part. C’est là un accès à tout ce qui est profond dans ce bas monde. Mais cette inscription, nous saturant de joie, risque de nous fermer à l’inépuisable beauté du réel. Peu d’hommes arrivent à vibrer réellement au contact d’une tradition tout en soupçonnant que la même vibration saisit celui qui vit d’une tout autre tradition. On ne le peut que de se souvenir toujours, humblement, que le réel offre plus que tout ce qu’on peut accueillir. Il ne s’agit pas là d’être relativiste : il y a certes des arts mineurs ou des religiosités malades qui méritent le mépris. Il s’agit seulement de comprendre ceci : ce qu’on doit mépriser, c’est d’abord la sûreté d’un jugement qui, quand il méprise, ne fait souvent que refléter la limite de son accueil.

Source : Martin Steffens, Petit traité de la joie, Poche Marabout, 2015.  Pages 175-178.

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Camus sur le pétale de rose

« Penser, c’est réapprendre à voir, à être attentif (…) ».

Chouette pierre

Accorder au monde la pluralité du singulier, ne pas réduire l’unique de chaque chose à des catégories générales, à des concepts englobant toutes les occurrences de ce qui se ressemble, en faisant ainsi disparaitre ce qui rend particulier, spécial et unique. C’est ainsi qu’Albert Camus présente l’apport de Husserl et de la phénoménologie à la restitution du monde dans sa diversité. Façon de s’opposer à une certaine globalisation.

Voir aussi Proust sur la petite madeleine, Nietzsche sur pensée, mouvement et nourriture, Nietzsche sur les maîtres à penser.


« Le pétale de rose, la borne kilométrique ou la main humaine ont autant d’importance que l’amour, le désir, ou les lois de la gravitation. Penser, ce n’est plus unifier, rendre familière l’apparence sous le visage d’un grand principe. Penser, c’est réapprendre à voir, à être attentif, c’est diriger sa conscience, c’est faire de chaque idée et de chaque image, à la façon de Proust, un lieu privilégié. Paradoxalement, tout est privilégié. Ce qui justifie la pensée, c’est son extrême conscience ». (p269).

Source : Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, in Œuvres, Quarto-Gallimard, 2013.

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Arendt sur Eichmann et la banalité du mal

« Simplement, il ne s’est jamais rendu compte de ce qu’il faisait »

UglyUne idée qui fait florès mais qui appelle le débat. L’homme pourrait faire le mal sans en être conscient, sans avoir une volonté profonde de le faire, juste par un défaut de pensée sur la conséquence de ses actes. La banalité du mal ne renvoie pas à un mal banal, mais à un mal qui, même gravissime, n’a pas de cause radicale. C’est en observant Adolf Eichmann lors de son procès à Jérusalem en 1961 qu’Anna Arendt a forgé cette notion. On dispose aujourd’hui de documents montrant qu’Eichmann était conscient de ses actes et fier de les avoir commis ; il n’était donc pas dans la banalité du mal. Mais la question reste posée : si Arendt semble s’être trompée sur ce cas précis, le concept lui-même peut-il nous aider à comprendre la violence meurtrière de nos jours ?

Voir aussi de Swann sur Arendt et la banalité du malRosset sur religion et violence ; Bacon sur peinture, écrans et violence ; Enríquez Gómez sobre la Inquisición ; Tchekhov sur l’aveuglement ; Nietzsche sur jeunesse et explosivité; Freud sur liberté, sécurité et culture 


« (…) je n’ai parlé de la banalité du mal qu’au seul niveau des faits, en mettant en évidence un phénomène qui sautait aux yeux lors du procès. Eichmann n’était ni un Iago ni un Macbeth ; et rien n’était plus éloigné de son esprit qu’une décision, comme chez Richard III, de faire le mal par principe. Mis à part un zèle extraordinaire à s’occuper de son avancement personnel, il n’avait aucun mobile. Et un tel zèle en soi n’était nullement criminel ; il n’aurait certainement jamais assassiné son supérieur pour prendre son poste. Simplement, il ne s’est jamais rendu compte de ce qu’il faisait, pour le dire de manière familière. (p.1295)

« (…) il y avait un fait incontestable : Eichmann n’était pas fou au sens psychologique du terme (…). Pire, ce n’était sûrement pas un cas de haine morbide des Juifs, d’antisémitisme fanatique, ni d’endoctrinement d’aucune sorte. Lui, « personnellement », n’avait jamais rien eu contre les Juifs ; au contraire, il avait de nombreuses « raisons personnelles » de ne pas les haïr. (…). (p.1043-1044)

« (…). Et les juges ne le crurent pas, parce qu’ils étaient trop bons (…) pour admettre qu’une personne moyenne, « normale », ni faible d’esprit, ni endoctrinée, ni cynique, puisse être absolument incapable de distinguer le bien du mal. (…). Leur argumentation était fondée sur l’hypothèse que l’accusé, comme toutes les « personnes normales », avait dû être conscient de la nature criminelle de ses actes ; (…). (p1044)

Source : Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Quarto-Gallimard, 2002.

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Hobbes sur sécurité et liberté

 » (…) pendant le temps où les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les maintienne tous dans la peur, ils sont dans cette condition qu’on appelle guerre, et cette guerre est telle qu’elle est celle de tout homme contre tout homme. »

TuyauxQuel équilibre entre sécurité et liberté individuelle ? Question de grande acuité par les temps qui courent. D’après le philosophe anglais du XVIIè siècle Thomas Hobbes, l’insécurité vient de expression libre, sans empêchements, de la nature humaine elle-même. Pour en sortir les hommes doivent donc volontairement renoncer à la liberté de se gouverner eux-mêmes au profit d’un Etat aux pouvoirs absolus -le Léviathan- qui, en échange, leur garantirait sécurité, protection et paix.

Thomas Hobbes a publié Le Léviathan dans un contexte d’affrontements politiques et religieux en Angleterre. Dans son effroi, il avait choisi de s’exiler à Paris, où il est resté pendant onze ans, ne rentrant en Angleterre qu’après la fin de la guerre civile de 1648-49 et la décapitation du roi Charles Ier.

Les extraits ci-après reproduisent le raisonnement de Hobbes, qui va de l’égalité naturelle des hommes et de leur égoïsme, à la guerre de chacun contre chacun qui résulterait de leur liberté d’action dans la poursuite de leurs intérêts particuliers, et à la nécessité du Léviathan pour garantir l’état de paix.

Voir aussi, Freud sur liberté, sécurité et culture,  Freud sur la guerre, Rosset sur religion et violence, Nietzsche sur jeunesse et explosivité.


« La Nature a fait les hommes si égaux pour ce qui est des facultés du corps et de l’esprit que, quoiqu’on puisse trouver parfois un homme manifestement plus fort corporellement, ou d’un esprit plus vif, cependant, tout compte fait, globalement, la différence entre un homme et un homme n’est pas si considérable qu’un homme particulier puisse de là revendiquer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui. Car, pour ce qui est de la force du corps, le plus faible a assez de force pour tuer le plus fort, soit par une machination secrète, soit en s’unissant à d’autres qui sont menacés du même danger que lui-même. (Première partie, p.105)

« De cette égalité de capacité résulte une égalité d’espoir d’atteindre nos fins. Et c’est pourquoi si deux hommes désirent la même chose, dont ils ne peuvent cependant jouir tous les deux, ils deviennent ennemis ; et, pour atteindre leur but (principalement leur propre conservation, et quelquefois le seul plaisir qu’ils savourent), ils s’efforcent de se détruire ou de subjuguer l’un l’autre. » (Première partie, p.106)

« Le DROIT DE NATURE, (…), est la liberté que chaque homme a d’user de son propre pouvoir pour la préservation de sa propre nature, c’est-à-dire de sa propre vie ; et, par conséquent, de faire tout ce qu’il concevra, selon son jugement et sa raison propres, être le meilleur moyen pour cela. » (Première partie, p.111)

« Par là, il est manifeste que pendant le temps où les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les maintienne tous dans la peur, ils sont dans cette condition qu’on appelle guerre, et cette guerre est telle qu’elle est celle de tout homme contre tout homme. Car la GUERRE ne consiste pas seulement dans la bataille, ou dans l’acte de se battre, mais dans un espace de temps où la volonté de combattre est suffisamment connue; » (Première partie, p.108)

« Et parce que la condition de l’homme (…) est d’être dans un état de guerre de chacun contre chacun, situation où chacun est gouverné par sa propre raison, et qu’il n’y a rien dont il ne puisse faire usage dans ce qui peut l’aider à préserver sa vie contre ses ennemis, il s’ensuit que, dans un tel état, tout homme a un droit sur toute chose, même sur le corps d’un autre homme. Et c’est pourquoi, aussi longtemps que ce droit naturel de tout homme sur toute chose perdure, aucun homme, si fort et si sage soit-il, ne peut être assuré de vivre le temps que la nature alloue ordinairement aux hommes. Et par conséquent, c’est un précepte, une règle générale de la raison, que tout homme doit s’efforcer à la paix, aussi longtemps qu’il a l’espoir de l’obtenir (…) » (Première partie, p.112)

« Car les lois de nature, comme la justice, l’équité, la modestie, la pitié, et, en résumé, faire aux autres comme nous voudrions qu’on nous fît, d’elles-mêmes, sans la terreur de quelque pouvoir qui les fasse observer, sont contraires à nos passions naturelles, qui nous portent à la partialité, à l’orgueil, à la vengeance, et à des comportements du même type. Et les conventions, sans l’épée, ne sont que des mots, et n’ont pas du tout de force pour mettre en sécurité un homme. C’est pourquoi, malgré les lois de nature (…), si aucun pouvoir n’est érigé, ou s’il n’est pas assez fort pour assurer notre sécurité, chacun se fiera – et pourra légitimement le faire – à sa propre force, à sa propre habileté, pour se garantir contre les autres hommes ». (Deuxième partie, p.6-7)

« La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, qui puisse être capable de défendre les hommes de l’invasion des étrangers, et des torts qu’ils peuvent se faire les uns aux autres, et par là assurer leur sécurité de telle sorte que, par leur propre industrie et par les fruits de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, est de rassembler tout leur pouvoir et toute leur force sur un seul homme, ou sur une seule assemblée d’hommes, qui puisse réduire toutes leurs volontés, à la majorité des voix, à une seule volonté; autant dire, désigner un homme, ou une assemblée d’hommes, pour tenir le rôle de leur personne; et que chacun reconnaisse comme sien (qu’il reconnaisse être l’auteur de) tout ce que celui qui ainsi tient le rôle de sa personne fera, ou fera faire, dans ces choses qui concernent la paix et la sécurité communes; que tous, en cela, soumettent leurs volontés d’individu à sa volonté, et leurs jugements à son jugement. C’est plus que consentir ou s’accorder : c’est une unité réelle de tous en une seule et même personne, réalisée par une convention de chacun avec chacun, de telle manière que c’est comme si chacun devait dire à chacun : J’autorise cet homme, ou cette assemblée d’hommes, j’abandonne mon droit de me gouverner à cet homme, ou à cette assemblée, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit, et autorise toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une RÉPUBLIQUE, en latin CIVITAS. C’est là la génération de ce grand LÉVIATHAN, ou plutôt, pour parler avec plus de déférence, de ce dieu mortel à qui nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. » (Deuxième partie, p.10)

Source : Thomas Hobbes, Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, Édition Electronique, Université du Québec à Chicoutimi, 2003. Traduit de l’anglais par Philippe Folliot. Accéder à la Première partie ; Accéder à la Deuxième partie.

 

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Barthes sur la lecture

« La relecture seule sauve le texte de la répétition (…) »

Banc pierre ruines 3

Pour Roland Barthes l’oeuvre n’a pas un sens unique, figé pour toujours. Un sens qui serait défini par la seule volonté de son créateur, ou par celle d’un lecteur savant, fut-il critique professionnel, ou même par une lecture unique. L’oeuvre est riche d’une pluralité débordante. Roland Barthes nous invite à oublier l’auteur autoritaire autant que le lecteur univoque et la lecture unique, pour laisser le passage à des lectures, créatrices et multiples, où l’on investit une et mille fois le texte de son propre imaginaire, en pénétrant dans ce qu’il a d’ouvert, de non determiné, de non écrit. En s’en enrichissant et en l’enrichissant chaque fois d’un apport personnel.

Voir aussi : Ouaknin sur la lecture« Macé sur lecture et vie« , « Manguel sobre lectura silenciosa« , « Manguel sobre lectura y mundo« , Rilke sur le désir d’écrire.


« La relecture seule sauve le texte de la répétition (ceux qui négligent de relire s’obligent à lire partout la même histoire), le multiplie dans son divers et son pluriel ». (p.22)

 » (…) le travail du commentaire, dès lors qu’il se soustrait à toute idéologie de la totalité, consiste précisément à malmener le texte, à lui couper la parole » (p. 21-22)

« L’Auteur lui-même —déité quelque peu vétusté de l’ancienne critique — peut, ou pourra un jour constituer un texte comme les autres : il suffira de renoncer à faire de sa personne le sujet, la butée, l’origine, l’autorité, le Père, d’où dériverait son œuvre, par une voie d’expression ; il suffira de le considérer lui-même comme un être de papier et sa vie comme une bio-graphie (au sens étymologique du terme), une écriture sans réfèrent, (…) » (p. 217).

« Le texte est en somme en somme un fétiche ; et le réduire à l’unité du sens, par une lecture abusivement univoque, c’est couper la tresse, c’est esquisser le geste castrateur » (p. 166).

Source : Roland Barthes, S/Z, Éditions du Seuil/Tel Quel, 1970.

 

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Rosset sur religion et violence

« Je ne crois pas qu’une conception religieuse ait jamais été à l’origine d’un conflit armé et sanglant (…) »

Prise de teteDans un texte de 2009, Clément Rosset s’interroge sur une question de grande actualité :  la relation entre violence et religion, en inversant la relation de causalité souvent mise en avant. Ce ne serait pas la religion qui pousse à la violence, mais une hargne et une violence premières qui utiliseraient la religion comme alibi. 

Voir aussi Freud sur la guerre, Einstein sur la guerre, Zweig sur la guerre, Un soldat sur la guerreNietzsche sur jeunesse et explosivité, Mann sur hypnotisme et volonté de décider.


 » (…) si l’on songe à la religion, chrétienne ou autre, pour expliquer le fanatisme qui préside à la dénonciation de la faute et à la répression du bonheur, considéré comme péché, il me semble qu’on fait entièrement fausse route, confondant la cause avec ce qui n’en est que le symptôme. (…) Montaigne et tous les esprits pénétrants ont toujours considéré le fanatisme et la haine comme la cause : la religion, ou un certain usage de la religion, comme un prétexte propre à mettre ceux-ci en situation d’alibi sous le couvert de la religion qui les aurait inspirés et qui a en l’occurrence assez bon dos. Je ne suis pas hargneux parce que je défends telle religion, je défends telle religion parce que je suis hargneux et que la religion m’aide à mettre ma hargne en pratique (et j’aurais pu aussi bien, pour exprimer ma haine choisir un autre étendard que cette religion-ci — à laquelle, soit dit en passant, je ne crois pas plus que cela). (…). La dénonciation chronique des méfaits du monothéisme, telle celle à laquelle s’emploie aujourd’hui sans s’essouffler Michel Onfray, est une illustration exemplaire de cette confusion intellectuelle et de la simplicité d’esprit qu’elle implique. » (p. 86-87)

« Je ne crois pas qu’une conception religieuse ait jamais été à l’origine d’un conflit armé et sanglant, mais pense plutôt que des intentions sanglantes et meurtrières ne se sont jamais servies des opinions religieuses que comme des prétextes à des fins politiques et ou d’extension du pouvoir » (p.88)

Source : Clément Rosset, Le souverain bien in Tropiques, Éditions de Minuit, 2010. Pages 86-87, 88.

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Arendt sur la culture de masse

« Cela ne veut pas dire que la culture se répande dans les masses, mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir. »

Selfie con Monalisa

Utiliser les oeuvres d’art comme matériau pour fabriquer des produits de loisir, c’est là, selon Hannah Arendt, le danger que représente pour la culture la société des masses. Elle écrivait cela dans les années 1950. Mais depuis l’industrie des loisirs semble avoir franchit un nouveau cap : non seulement elle rend consommables les oeuvres, via simplification ; elle rend désormais l’individu capable par lui-même de produire ses objets de loisir, en utilisant comme matière première les oeuvres d’art.

Voir aussi Besnier sur la zombification, Pascal sur le divertissement, Baudelaire sur l’ennui, Bukowski sur la littérature actuelle.


« Dans cette situation, ceux qui produisent pour les mass media pillent le domaine entier de la culture passée et présente, dans l’espoir de trouver un matériau approprié. Ce matériau, qui plus est, ne peut être présenté tel quel ; il faut le modifier pour qu’il devienne loisir, il faut le préparer pour qu’il soit facile à consommer. » (p.265)

« Mais leur nature est atteinte quand ces objets eux-mêmes sont modifiés — réécrits, condensés, digérées, réduits à l’état de pacotille pour la reproduction ou la mise en images. Cela ne veut pas dire que la culture se répande dans les masses, mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir (…) Le résultat (…) une pourriture, et ses actifs promoteurs (…) une sorte particulière d’intellectuels, souvent bien lus et informés dont la fonction exclusive est d’organiser, diffuser et modifier des objets culturels en vue de persuader les masses qu’Hamlet peut être aussi divertissant que My Fair lady et, pourquoi pas, tout aussi éducatif. » Bien de grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d’oubli et d’abandon, mais c’est une question pendante de savoir s’ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire. »  (p.266)

Source : Hannah Arendt, La crise de la culture, Folio/Essais, 2002. Pages 265 et 266.

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Arendt sur l’Existentialisme et l’esprit de sérieux

« L’esprit de sérieux est la négation par excellence de la liberté (…) »

Entrée Métro 1Des philosophes qui sont aussi journalistes, auteurs dramatiques, romanciers, dont les livres se vendent comme des romans policiers et les pièces se jouent devant des foules enthousiastes. Des philosophes saltimbanques qui habitent à l’hôtel, passent leur temps dans des cafés. Des philosophes à succès qui ne deviennent pas des raseurs respectables. Une véritable rébellion des intellectuels, selon les termes utilisés par Hannah Arendt pour décrire le courant existentialiste français de l’après Deuxième Guerre Mondiale. Nous reproduisons ici des extraits de sa présentation du rejet par les existentialistes de « l’esprit de sérieux » avec, en arrière plan, la question de savoir si cela n’est pas un mal qui frappe en particulier les technocrates de la société actuelle.

Voir aussi les citations de Sartre et de Nietzsche sur la mauvaise foi et, au sujet de l’Etranger de Camus auquel Arendt fait ici allusion, le commentaire à Nietzsche sur l’éternel retour.


« Les existentialistes français, bien qu’ils diffèrent considérablement entre eux, partagent deux thèmes majeurs de réflexion : premièrement, le rejet de ce qu’ils appellent l’esprit de sérieux ; et deuxièmement le refus obstiné d’accepter le monde tel qu’il est comme le milieux naturel et prédestiné de l’homme.

« L’esprit de sérieux, le péché originel selon la nouvelle philosophie, peut être assimilé à la respectabilité. L’homme « sérieux » est celui qui se pense comme président de son affaire, comme dignitaire de la Légion d’honneur, comme membre de la faculté, mais aussi comme père, comme mari, ou n’importe qu’elle autre fonction mi-naturelle, mi-sociale. Car, en se comportant ainsi, il s’identifie de plein gré à une fonction arbitraire dont il est redevable à la société. L’esprit de sérieux est la négation par excellence de la liberté, car il conduit l’homme à se prêter à l’inévitable transformation que subit tout être humain quand il s’intègre à la société. Puisque chacun sait parfaitement au fond de lui-même qu’il ne peut être identique à sa fonction, l’esprit de sérieux signifie mauvaise foi dans le sens de prétention indue ». (p.78)

« Le sujet de l’homme sérieux a été abordé pour la première fois pas Sartre dans La nausée, dans une formidable galerie de portraits de citoyens respectables, les salauds. Il devint par la suite le thème central du roman de Camus, L’étranger (…) un homme ordinaire qui refuse tout simplement de se soumettre à l’esprit de sérieux de la société (…). » (p.79)

Source : Hannah Arendt, L’existentialisme français, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2011. Pages 78 et 79. Publié d’abord dans The Nation, 162, 23 février 1946.

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Ortega y Gassset sur la traduction

 » (…) ce n’est pas une objection à sa possible splendeur que d’affirmer l’impossibilité de la tâche du traducteur. Bien au contraire, ce caractère lui prête la plus sublime des filiations et nous laisse entrevoir qu’elle a un sens. »

manuscrit Barcelone 3En maniant le paradoxe et l’ironie, José Ortega y Gasset a souligné, dans un texte en forme de dialogue entre savants, l’impossibilité de la traduction et, à la fois, son absolue nécessité. Texte inspiré, semble-t-il, par l’insatisfaction qu’il a ressentie face à la traduction française de son ouvrage le plus connu, « La révolte des masses« .

Sur ce sujet voir aussi « Littérature : la traduction, vivre entre les langues » et « Cervantes sur la traduction ».


 » (…) il est utopique de croire que deux vocables appartenant à deux langues différentes, et que le dictionnaire nous donne comme équivalents, se réfèrent exactement au même objet. Les langues étant formées dans des environnements différents et au vu d’expériences distinctes, cette inadéquation est naturelle. Il est faux par exemple de supposer que le mot bosque se rapporte à ce que l’allemand appelle Wald, et pourtant, le dictionnaire nous dit que Wald signifie bosque.

« Les contours des deux significations ne coïncident pas, telles les photographies de deux personnes en surimpression. Et si dans ce dernier cas notre vue hésite et se brouille sans parvenir à définir l’un ou l’autre des contours ni à en imaginer un troisième, songez à la pénible impression de vague que nous laissera, à nous qui subissons ce phénomène, la lecture de milliers de mots. Ce sont donc des causes identiques qui produisent, dans l’image visuelle et dans le langage, le phénomène du flou. La traduction, c’est le flou littéraire permanent, et comme, par ailleurs, ce que nous avons coutume d’appeler sottise n’est autre chose que le flou de la pensée, ne nous étonnons pas qu’un auteur traduit nous paraisse toujours un peu sot » (P. 13 et 15)

« Aux yeux du mauvais utopiste comme du bon, il est souhaitable de corriger la réalité naturelle qui confine les hommes dans l’enceinte des différentes langues, leur interdisant ainsi la communication. Le mauvais utopiste pense que dans la mesure où ce dessein est souhaitable, il est possible, et de là à le croire facile, il n’y a qu’un pas. Fort de cette conviction, il ne réfléchira pas à deux fois à la manière de traduire, mais il s’attèlera sans plus attendre à son ouvrage. Voilà pourquoi presque toutes les traductions réalisées jusqu’ici sont mauvaises. Le bon utopiste, au contraire, pense que dans la mesure où il est souhaitable de libérer les hommes de la distance imposée par les langues, il est improbable que l’on puisse y arriver ; et que par conséquent on peut seulement y parvenir de manière approximative. Mais cette approximation peut être plus ou moins grande…. de zéro à l’infini, et ceci ouvre à nos efforts un champ d’action illimité qui laisse toujours place à l’amélioration, au dépassement, au perfectionnement -en un mot, au « progrès ». C’est en de telles entreprises que consiste toute l’existence humaine. » (P.23)

« Vous le voyez bien, ce n’est pas une objection à sa possible splendeur que d’affirmer l’impossibilité de la tâche du traducteur. Bien au contraire, ce caractère lui prête la plus sublime des filiations et nous laisse entrevoir qu’elle a un sens. » (P.25)

 » (…) chaque langue est une équation différente de déclarations et de silences. Chaque peuple, en effet, tait certaines choses pour pouvoir en exprimer d’autres. Car le tout serait indicible. D’où l’énorme difficulté de la traduction : celle-ci consiste à essayer de dire dans une langue précisément ce qu’elle tend à passer sous silence. Mais en même temps on entrevoit ce que l’activité de traduire peut avoir de magnifique : la révélation des secrets mutuels que les peuples et les époques gardent réciproquement et qui contribuent tant à leur dispersion et à leur hostilité; en somme une audacieuse réunion de l’Humanité. (P.43)

« L’essentiel en la matière à été dit il y a plus d’un siècle par l’aimable théologien Schleiermacher dans son essai Des différentes méthodes de traduire (Paris, Le Seuil,1999). D’après lui, la version est un mouvement que l’on peut tenter dans deux directions opposées : soit on tire l’auteur vers le langage du lecteur, soit on pousse le lecteur vers le langage de l’auteur. Dans le premier cas nous ne traduisons pas à proprement parler : nous faisons, en toute rigueur, une imitation ou une paraphrase du texte original. Ce n’est que lorsque nous arrachons le lecteur à ses habitudes langagières pour l’obliger à évoluer dans celles de l’auteur qu’il y a véritablement traduction ». (P59)

 « Il est clair que le public d’un pays n’apprécie pas une traduction adaptée au style de sa propre langue. Pour cela, il a assez de la production des auteurs autochtones. C’est l’inverse qu’il apprécie : qu’en poussant les possibilités de sa langue jusqu’aux limites de l’intelligible, on y fasse transparaître les façons de parler propres à l’auteur traduit ». Les traductions allemandes de mes livres en sont un bon exemple. En quelques années, on en a publié plus de quinze éditions. Ce fait serait inconcevable si on ne l’attribuait pour les quatre cinquièmes a la réussite de la traduction. Et, en effet, ma traductrice a forcé à l’extrême la tolérance grammaticale de la langue allemande pour transcrire précisément ce qui n’est pas allemand dans ma manière d’écrire. De cette façon, le lecteur adopte aisément une tournure d’esprit proprement espagnole. Ainsi, il se délasse un peu de lui-même, et cela le divertit de se retrouver autre pour un instant. » (P.71 et 73)

« La traduction n’est pas un double du texte original ; elle n’est pas, elle ne doit pas vouloir être l’œuvre même dans un lexique différent. J’irais jusqu’à dire que la traduction n’appartient pas au même genre littéraire que le texte traduit. Il conviendrait d’insister sur ce point, et d’affirmer que la traduction est un genre littéraire à part, différent des autres, avec ses normes et ses objectifs propres. Et ce pour la simple raison que la traduction n’est pas l’œuvre mais un chemin vers l’œuvre ». (P61)

Source : José Ortega y Gasset, Misère et splendeur de la traduction, Les belles lettres, 2013 (première édition en espagnol in journal La Nación en 1937).

 

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Nietzsche sur le passé

« Il n’est pas du tout possible de prévoir tout ce qui sera encore de l’histoire. Le passé peut-être demeure encore tout à fait inexploré! »

Friedrich Nietzsche suggère ici que le passé n’est pas immuable, parce qu’il peut être éclairé, rétroactivement, par le fait des grands hommes du présent. Comme si le passé dépendait du présent. La question reste posée de savoir qui sont ces grands hommes. Des leaders politiques, des écrivains, des penseurs ? Nietzsche lui-même ?


« Tout grand homme possède une force rétroactive : à cause de lui, toute l’histoire est remise sur la balance et mille secrets du passé sortent de leur cachette —pour être éclairés par son soleil. Il n’est pas du tout possible de prévoir tout ce qui sera encore de l’histoire. Le passé peut-être demeure encore tout à fait inexploré ! Il est encore besoin de beaucoup de forces rétroactives ». (p.135)

Source : Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, Le livre de poche, 1993. Page p135.

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